Le flexing
Les origines du flexing
La genèse du flexing remonte aux années 1990 et trouve ses racines dans un style de danse jamaïcain appelé bruk-up. Ce style, développé par le danseur George « Bruk Up » dans les dancehalls de Kingston au début des années 1990, se caractérisait par des mouvements disloqués et des mimiques faciales exagérées, donnant l’illusion d’un corps « cassé ». Lorsqu’il émigre à Brooklyn en 1995, Bruk Up diffuse son art au sein de la communauté caribéenne locale : son style singulier séduit de jeunes danseurs des quartiers populaires, qui commencent à l’intégrer à leurs propres danses de rue.
Parallèlement, en 1992, un couple de passionnés, Rocky et Sandra Cummings, lance à Brooklyn une compétition de quartier qui deviendra une émission de télévision locale intitulée « Flex N Brooklyn ». Diffusée chaque semaine sur la chaîne câblée BCAT, cette émission-tremplin offre aux danseurs de rue un espace pour se produire et se confronter. Le nom « Flex N Brooklyn » (littéralement « Flex à Brooklyn ») va rapidement désigner le style émergent pratiqué dans l’émission. C’est dans ce vivier communautaire, les fêtes de quartier, les battles filmées et l’émission hebdomadaire, que le flexing prend forme en tant que nouveau genre de danse. Il s’agit donc d’une création collective, issue de la fusion du bruk-up jamaïcain avec l’énergie et la créativité des jeunes danseurs de Brooklyn.
On peut citer quelques figures pionnières de ces débuts. Le Jamaïcain Bruk Up est reconnu comme l’inspiration initiale du mouvement. A Brooklyn, des danseurs comme Reggie « Regg Roc » Gray émergent parmi les premiers flexers. Présent dès les débuts du Flex N Brooklyn, Regg Roc contribue à codifier la danse et invente même l’une de ses techniques emblématiques, le pausing (mouvement en arrêts sur image). Grâce à ces acteurs et à la communauté qui s’est formée autour d’eux, le flexing s’est doté d’une identité propre dès la fin des années 1990.
Histoire et évolution du flexing
Après des débuts confidentiels dans les soirées de quartier et sur la chaîne locale, le flexing gagne en popularité tout au long des années 2000 dans les rues de Brooklyn. Des battles improvisées ont lieu sur les trottoirs et dans les parcs des quartiers comme East New York ou Bedford-Stuyvesant, où un ring de fortune est souvent délimité par du ruban de chantier comme pour un match de boxe. Les spectateurs forment un cercle et encouragent bruyamment les danseurs en criant des interjections d’enthousiasme propres au flexing (« modd! » pour signaler un mouvement extraordinaire, par exemple). Durant cette période, la communauté de flexers se structure autour d’événements réguliers et de compétitions locales. La plus notable est sans doute BattleFest, une ligue de battles fondée au milieu des années 2000 par un organisateur surnommé Reem, qui organise des tournois où s’illustrent les meilleurs danseurs du genre. Ces rencontres contribuent à affiner le style et à alimenter une saine rivalité, tout en offrant au flexing une vitrine au sein de la scène hip-hop underground new-yorkaise.
La fin des années 2000 marque un tournant, avec les premières apparitions du flexing sur la scène nationale et médiatique. En 2009, un crew de Brooklyn spécialisé en flexing, connu sous le nom de Ringmasters, participe à l’émission télévisée America’s Best Dance Crew (diffusée à l’échelle des États-Unis). Le grand public découvre alors, ébahi, le bone-breaking et les autres prouesses visuelles des Ringmasters, ce qui révèle le flexing au-delà de sa base locale. Cette exposition médiatique est suivie en 2013 par la sortie d’un film documentaire consacré au phénomène : Flex Is Kings. Présenté au festival du film de Tribeca, ce documentaire suit pendant deux ans le parcours de plusieurs flexers de Brooklyn en pleine préparation d’une compétition BattleFest. Flex Is Kings met en lumière le contexte socio-économique du flexing (la vie dans les quartiers défavorisés de Brooklyn) et donne une tribune aux danseurs pour exprimer ce que cette danse représente pour eux. La diffusion de ce film attire l’attention de la presse et du monde de la danse sur le flexing, le propulsant sur la scène internationale.
Fort de cette reconnaissance grandissante, le flexing investit dans les années 2010 de nouveaux espaces culturels et géographiques. Des troupes de flexers sont invitées à se produire lors de festivals de danse urbaine à l’étranger, à l’instar du crew NextLevel Squad qui fait sensation au festival Breakin’ Convention de Londres en 2013. En 2015, le flexing entre même dans une institution artistique prestigieuse : le chorégraphe Reggie Gray co-crée avec le metteur en scène Peter Sellars le spectacle FlexN au Park Avenue Armory de New York. Présenté sur une grande scène et articulé autour de tableaux thématiques (certains évoquant les violences policières ou la vie dans les quartiers pauvres), ce spectacle offre une vitrine artistique au flexing et témoigne de sa maturité en tant que forme d’art à part entière. L’initiative sera reprise en tournée, notamment au Manchester International Festival 2015 en Angleterre, puis au Brisbane Festival en Australie la même année, contribuant à faire connaître le flexing sur la scène mondiale.
Au cours des années 2020, le flexing continue d’évoluer et de se diffuser. Si Brooklyn demeure le cœur névralgique de cette culture, des communautés de flexers ont émergé dans d’autres grandes villes des États-Unis (comme Philadelphie ou Los Angeles) et même à l’étranger, en Europe, en Asie ou en Afrique, grâce à Internet et aux réseaux sociaux. Des ateliers, stages et battles internationaux sont organisés, où les danseurs de différents horizons échangent et perpétuent l’esprit du flexing. Après trois décennies d’existence, le flexing s’est affirmé comme un pilier original de la danse de rue contemporaine, en conservant son authenticité communautaire tout en gagnant une reconnaissance institutionnelle et globale.
La place du flexing dans la culture hip-hop
Bien que né en marge du hip-hop traditionnel, le flexing s’inscrit aujourd’hui pleinement dans la constellation des danses urbaines et s’entrelace avec la culture hip-hop au sens large. A l’origine, ce style se démarquait par son ancrage musical différent : là où le breakdance et bien d’autres danses de rue sont intimement liés aux sonorités du rap, du funk ou de la soul, le flexing a pour bande-son le reggae dancehall et un genre dérivé nommé Flex Dance Music (FDM). La FDM, développée au fil des années 2000 en parallèle de la danse, consiste en des remix et créations instrumentales intégrant rythmes de dancehall, basses lourdes et effets électroniques saccadés. Ces morceaux, conçus par des DJ souvent issus du milieu flex (tels que DJ Aaron, Epic B ou Hitmakerchinx), sont taillés sur mesure pour accompagner les mouvements des flexers. Cette relation privilégiée avec le reggae et la FDM confère au flexing une identité sonore propre au sein du mouvement hip-hop, tout en enrichissant celui-ci de nouvelles influences musicales.
Sur le plan de la pratique compétitive, le flexing partage avec le hip-hop l’esprit des battles et des cyphers. A Brooklyn, les battles de flexing se déroulent dans une ambiance comparable à celle des battles de break ou de krump : les danseurs s’affrontent tour à tour au centre d’un cercle de spectateurs, chaque performer tentant de surpasser l’autre par son originalité et son intensité. Des ligues comme BattleFest ont pour le flexing la même importance que les grandes compétitions de breakdance (telles que Battle of the Year) pour le breaking. De plus, il n’est pas rare de voir des flexers participer à des événements aux côtés de danseurs d’autres disciplines hip-hop. Ces interactions ont lieu lors de festivals, de concours de danse all style (toutes catégories confondues) ou de collaborations artistiques. Elles contribuent à faire reconnaître le flexing comme un membre à part entière de la grande famille hip-hop, malgré ses spécificités.
Le flexing apporte enfin une dimension particulière à la culture hip-hop par son approche narrative et expressive. La culture hip-hop a toujours valorisé l’expression authentique de vécus parfois difficiles (que ce soit à travers le rap, le graffiti ou la danse). Le flexing s’aligne pleinement sur cette philosophie en permettant aux danseurs d’extérioriser leurs expériences et leurs émotions à travers des chorégraphies souvent narratives. Les performances de flexing peuvent aborder des thématiques sociales ou personnelles, violence, injustice, rivalités de rue, espoir, rédemption, et les mettre en scène de manière explicite. Dans des battles ou showcases de flexing, on assiste par exemple à des saynètes mimées (une altercation, une arrestation, un drame familial) jouées uniquement par le biais du mouvement corporel. Cette capacité à raconter une histoire tout en dansant enrichit la palette expressive de la culture hip-hop. Elle rappelle que, du breakdance au flexing, ces danses de rue ne sont pas que démonstration de technique mais aussi des modes d’expression d’une identité collective, d’une voix issue de la rue et portée par le corps.
Caractéristiques du style flexing
Le style flexing se caractérise par une combinaison de mouvements extrêmes, d’illusions visuelles et de gestes hérités à la fois du dancehall et des styles de danse urbaine américains. Les danseurs, appelés flexers, maîtrisent un éventail de techniques spécifiques, dont les principales sont :
• Bone-breaking : contorsion extrême des bras, des épaules ou de la cage thoracique, donnant l’illusion que le danseur se « brise » les os. Ce mouvement spectaculaire, où les articulations semblent se déboîter, est sans doute la signature la plus reconnaissable du flexing. Il exige une grande souplesse et une forte tolérance à la douleur (les flexers s’entraînent pour assouplir leurs articulations et éviter les blessures tout en exécutant ces contorsions).
• Pausing : technique consistant à réaliser des mouvements saccadés et fragmentés, comme si l’on mettait sur pause une vidéo. Le danseur interrompt brusquement ses gestes en plein élan, marque des arrêts nets, puis reprend, créant un effet de saccade ou de stop-motion. Le pausing, inventé par Reggie Gray, permet d’introduire une tension dramatique et un aspect inattendu dans la danse, en jouant sur l’alternance entre immobilité et mouvement.
• Gliding : art du déplacement fluide où le danseur glisse sur le sol comme s’il défiait la friction. Par des jeux de pointes de pied et de transferts de poids, le flexer crée l’illusion qu’il flotte ou patine sur place. Ce glissement rappelle le célèbre moonwalk de Michael Jackson, mais en plus élaboré (d’où l’expression parfois employée de « moonwalk 2.0 »). Le gliding apporte une composante aérienne et légère au flexing, contrastant avec d’autres mouvements plus heurtés.
• Get low : ensemble de mouvements exécutés au ras du sol. Le danseur « descend » son centre de gravité de façon extrême, souvent en s’accroupissant ou en s’étalant partiellement au sol, tout en maintenant le flux de la danse. Ces figures mettent en valeur l’agilité, l’équilibre et la force du flexer, qui passe sans effort apparent de la position debout à des postures très basses puis se redresse. Le get low crée un impact visuel fort en exploitant tous les niveaux de hauteur du corps.
• Connecting : enchaînement de mouvements des bras et des mains formant des motifs géométriques ou des illusions de figures liées entre elles. Proche dans l’esprit du tutting (style de danse consistant à créer des angles droits avec les membres), le connecting s’en distingue par son origine (non dérivé du popping) et par l’accent mis sur la narration : le flexer peut, par exemple, « connecter » ses mains pour mimer un objet ou une action imaginaire. C’est une forme de chorégraphie digitale (des doigts et bras) très appréciée dans les battles pour sa complexité visuelle.
• Hat tricks : utilisation d’une casquette ou d’un chapeau comme accessoire de danse, que le performeur intègre à sa chorégraphie. Le danseur réalise des figures en interaction avec son chapeau, le faisant tournoyer sur un doigt, le lançant et le rattrapant sans regarder, le faisant passer d’un bras à l’autre, etc. Ces tours de chapeau ajoutent une dimension ludique et créative au flexing, et témoignent de la dextérité manuelle des flexers.
• Grooving : c’est la base rythmique et l’âme dancehall du flexing. Le grooving désigne le mouvement du corps (souvent le buste, les épaules et les hanches) qui ondule et marque le tempo entre les figures plus complexes. Hérité directement du reggae et du dancehall jamaïcain, ce groove donne au flexing son flux (flow) naturel et sert de liant entre les moments de virtuosité. Le grooving peut être subtil ou au contraire très accentué en fonction de l’énergie de la musique, mais il est toujours présent pour garder le danseur connecté au rythme.
• Punchlines : il s’agit des mouvements ou figures culminants qui servent de « chute » à une performance de flexing, en particulier lors d’une battle. Souvent gardée pour la fin du passage du danseur, la punchline est une action d’éclat que personne n’attend : par exemple un saut acrobatique depuis une hauteur, un flip arrière depuis une surface surélevée, ou une contorsion encore plus extrême que le reste de la prestation. L’objectif est de marquer les esprits et de conclure la performance sur une note spectaculaire, de manière à surclasser l’adversaire. Ce terme punchline, emprunté au vocabulaire du spectacle (chute d’une blague ou d’un numéro), illustre bien la dimension théâtrale du flexing où chaque danseur cherche à « faire le show » jusqu’à la dernière seconde.
Approche corporelle et dimension artistique
L’approche corporelle du flexing est à la fois hautement technique et profondément expressive. Sur le plan physique, le flexing sollicite le corps d’une manière peu commune : les danseurs travaillent leur flexibilité de façon intensive, notamment au niveau des épaules, des bras et du dos, afin de réaliser des contorsions extrêmes sans se blesser. Les mouvements de bone-breaking, en particulier, requièrent un long entraînement pour assouplir les articulations et muscler les zones sollicitées (comme les rotateurs d’épaules). De plus, le flexing exige une grande coordination et un sens aigu du rythme pour passer en une fraction de seconde d’un mouvement lent et fluide à une saccade sèche, puis enchaîner avec un glissement au sol. Cette capacité à isoler différentes parties du corps (par exemple bouger une épaule indépendamment du reste, ou faire vibrer son torse en maintenant les jambes immobiles) inscrit le flexing dans la lignée des danses d’illusion comme le popping, tout en y ajoutant la touche extrême qui le caractérise. Le corps du flexer devient un instrument modulable à l’extrême, capable de passer de la rigidité robotique à la mollesse élastique. Visuellement, le résultat pour le public est déroutant et fascinant : un bon flexer crée l’illusion de violer les limites anatomiques et les lois de la physique, ce qui est rendu possible par son entraînement rigoureux et sa créativité.
Au-delà de la performance physique, le flexing possède une dimension artistique et narrative prononcée. Chaque danseur apporte sa personnalité et souvent une histoire dans sa prestation. L’héritage du bruk-up et de la culture caribéenne se manifeste notamment dans l’usage des expressions faciales théâtrales : un flexer peut grimer son visage pour accentuer l’émotion (yeux écarquillés, rictus, etc.) en accord avec la scène qu’il mime. La danse flexing se construit fréquemment comme un récit : les enchaînements de mouvements ont un fil conducteur qui peut évoquer une situation concrète ou symbolique. Par exemple, un danseur peut commencer son round en mimant une altercation, puis « transformer » son bras en arme imaginaire avec le connecting, tomber au sol en get low comme s’il était touché, et enfin se relever en contorsion comme pour figurer une renaissance, le tout suggérant métaphoriquement une histoire de conflit et de résilience. Cette approche narrative est encouragée par les pionniers du genre : Reggie Gray, dans son travail chorégraphique, insiste sur le storytelling et la transmission d’un message, incitant les danseurs à puiser dans leurs vécus. Ainsi, le flexing devient un exutoire où le corps sert de médium pour exprimer des émotions intenses et aborder des thèmes comme la violence, l’injustice ou l’espoir. Le public, face à une performance de flexing, n’est pas seulement impressionné par la virtuosité technique, il est aussi interpellé par la charge émotionnelle qui s’en dégage. Cette alliance de la technique et du récit confère au flexing une profondeur artistique particulière au sein des danses urbaines.