Le jerkin

Origines et émergence du Jerkin

Le Jerkin (souvent appelé simplement jerk) est un style de danse urbaine et un mouvement culturel né à la fin des années 2000 dans la région de Los Angeles, en Californie. Il émerge au sein des quartiers populaires et des lycées de Los Angeles vers 2007-2008, porté par une nouvelle génération de jeunes danseurs afro-américains. Ce style voit le jour dans un contexte local bien particulier : il se développe à l’époque où la côte Ouest n’est plus hégémonique dans le rap américain, ce qui ouvre la jeunesse californienne à des influences extérieures (comme le snap d’Atlanta ou le hyphy de la Bay Area). Le Jerkin s’inscrit dans cet esprit d’innovation locale, combinant l’énergie festive du hip-hop de la côte Ouest et une attitude excentrique rappelant par certains aspects le punk des années 1980, tout en affirmant son ancrage communautaire dans la scène de rue de Los Angeles.

Dès son émergence, le Jerkin se propage rapidement dans les cercles de danse locaux : on le voit dans les fêtes de quartier, les cours d’école et les clubs adolescents de la métropole angelène. Des soirées dédiées (appelées functions dans le jargon des adeptes) sont organisées pour danser le jerk, et des crews locaux commencent à se former pour pratiquer et exhiber ce nouveau style. Avant même d’avoir sa propre musique dédiée, la danse Jerkin se réalise initialement sur des morceaux hip-hop existants, fréquemment sur des sons hyphy venant d’Oakland, dont l’esprit exubérant et le slogan « Get stupid! » (« devient stupide », c’est-à-dire lâche-toi sans retenue) correspondent bien à l’attitude recherchée. Ce n’est qu’un peu plus tard que le mouvement va générer son identité musicale propre. Géographiquement, le phénomène reste d’abord concentré en Californie du Sud (notamment à Los Angeles même et dans l’Inland Empire à l’est), où il gagne en popularité tout au long de 2008. Le bouche-à-oreille, les réseaux sociaux naissants comme MySpace, ainsi que les premières vidéos partagées en ligne contribuent à fédérer une communauté autour du Jerkin avant même que les médias traditionnels ne s’y intéressent.

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Invention, précurseurs et évolution du style

Le Jerkin n’a pas de « créateur » unique attitré : il s’agit d’un mouvement spontané né de l’imagination collective de jeunes danseurs de Los Angeles. Cependant, ses racines plongent dans des pratiques préexistantes de la culture hip-hop locale. Une explication courante de son origine souligne une filiation avec des danses de gang : certains avancent qu’il serait en partie une évolution de pas tels que le Crip Walk, danse emblématique des gangs de LA, réinterprétée de manière ludique par les jeunes pour en faire un « anti-dance » (une danse à contre-courant des styles conventionnels en soirée). Parallèlement, d’autres acteurs pionniers du Jerkin racontent être issus de la scène clowning/krumping, le krump ayant été le style majeur de Los Angeles au début des années 2000. Ces danseurs, habitués aux battles de rue intenses du krump, ont apporté au jerk une sensibilité artistique et une énergie créative, tout en recherchant quelque chose de moins agressif et de plus festif. Ils ont également puisé l’inspiration dans des styles extérieurs : par exemple, des chorégraphes de LA exposés au footwork de Chicago (danse de jambes extrêmement rapide) ont adapté certaines de ces techniques en créant de nouveaux pas pour le Jerkin. C’est ainsi qu’est né le célèbre mouvement du « reject », un pas de jerk emblématique qui s’inspire du footwork et du running man en le réinventant à la sauce californienne. Le Jerkin s’est donc inventé par hybridation et détournement : détournement des danses de gangs, hybridation d’éléments de danses urbaines diverses, le tout réuni dans un style original propre aux adolescents de Los Angeles.

Dès 2008, le terme jerkin’ devient le mot d’ordre de ce nouveau mouvement, qui ne se limite plus à quelques pas isolés mais forme un véritable style à part entière. L’évolution du Jerkin est étroitement liée à l’essor de sa musique dédiée : à partir de 2009, de jeunes rappeurs californiens commencent à produire des « jerk tracks », c’est-à-dire des morceaux spécifiquement conçus pour accompagner cette danse. Le duo de l’Inland Empire New Boyz popularise le genre avec le tube « You’re a Jerk » sorti en 2009, rapidement suivi par le titre « Teach Me How to Jerk » du groupe Audio Push. Ces chansons, aux sonorités minimalistes et au rythme entraînant, rencontrent un succès viral et propulsent le Jerkin sur le devant de la scène. Le mouvement passe alors d’une phase underground locale à une phase grand public : c’est l’apogée du Jerkin, où l’on voit éclore de nombreux crews, artistes et événements liés à ce style.

Après son pic de popularité autour de 2009-2010, le Jerkin connaît cependant une évolution plus discrète. Comme beaucoup de modes très marquées, il subit un certain essoufflement au début des années 2010 : l’attention des médias et du grand public se tourne vers de nouvelles tendances, et la scène jerk redescend en intensité aux États-Unis. Néanmoins, le Jerkin ne disparaît pas pour autant. Le noyau dur des adeptes continue à faire vivre la danse via les réseaux en ligne, sous le slogan fédérateur « Jerkin’ ain’t dead » (« le jerk n’est pas mort »). Le style se transforme en incorporant d’autres influences : à mesure que les années passent, on voit les danseurs de jerk intégrer à leurs routines des pas venus d’autres danses en vogue (par exemple, à partir de 2010-2011, il n’est pas rare qu’une performance de jerk inclue des séquences de Dougie ou de Cat Daddy, deux danses popularisées à la même époque). Plus récemment, au début des années 2020, on assiste même à un léger retour d’intérêt nostalgique pour le Jerkin, avec de nouveaux artistes underground s’inspirant de l’esthétique jerk dans leur musique et de jeunes danseurs redécouvrant les pas de l’époque. Cette évolution tardive confirme que le Jerkin, bien qu’étant un phénomène générationnel éphémère, a laissé une empreinte durable dans la culture hip-hop.

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Diffusion et impact du jerkin dans la culture hip-hop

La diffusion du Jerkin au-delà de son berceau californien s’est faite à une vitesse remarquable, signe de son impact significatif sur la culture hip-hop de la fin des années 2000. Dès que les clips et morceaux phares du mouvement ont commencé à circuler, le Jerkin a gagné des adeptes dans tout le pays : il s’étend de la côte Ouest à la côte Est des États-Unis en passant par le Midwest, porté par Internet, les réseaux sociaux et la viralité de vidéos YouTube montrant des battles de danse ou des tutoriels de pas. Des crews de jerk émergent ainsi dans plusieurs grandes villes américaines, imitant le style venu de Los Angeles. La chanson « You’re a Jerk » des New Boyz, en particulier, agit comme un catalyseur national : sa diffusion sur les radios urbaines de Los Angeles puis d’autres métropoles en 2009 fait découvrir le mouvement à un large public d’adolescents. Très vite, les maisons de disques s’intéressent à cette vague : des labels signent les artistes emblématiques du genre (les New Boyz, mais aussi des groupes comme The Rej3ctz, Cold Flamez ou Pink Dollaz), espérant reproduire le succès de ces hymnes à la danse. Pendant un temps, la scène hip-hop voit même émerger un sous-genre dédié, qu’on qualifie de « jerk rap », caractérisé par ses instrumentaux spécifiques et des paroles faisant référence à la danse et au mode de vie jerk.

Le Jerkin obtient ainsi une certaine reconnaissance médiatique : on le voit mis en avant dans des clips musicaux à haute rotation, on en parle dans la presse musicale et des émissions de télévision grand public commencent à y faire allusion. Des célébrités adolescents s’y essaient également, ce qui contribue à légitimer le phénomène auprès d’un public plus large. Par exemple, des artistes mainstream et même des acteurs de Disney Channel à l’époque ont appris quelques pas de jerk pour les montrer à l’écran, preuve que la danse avait pénétré la culture populaire. En 2010, un projet de film documentaire sur le Jerkin est lancé à Los Angeles, témoignant de la curiosité suscitée par cette jeunesse en pleine effervescence créative.

Sur la scène des danses hip-hop, le Jerkin s’est aussi fait une place en développant ses propres événements et compétitions. Des battles spécialisées voient le jour, où des crews de jerk s’affrontent en public. L’année 2009 marque par exemple l’organisation du premier Jerk Fest à Los Angeles, festival mettant en compétition les meilleurs groupes locaux, événement au cours duquel la jeune équipe des Ranger$ s’illustre en remportant la bataille finale. Ces battles de jerk reprennent le principe des duels chorégraphiques bien connu du breakdance ou du krump, mais dans un esprit plus ludique et moins formel, fidèle à l’attitude décontractée du mouvement. En parallèle des rencontres physiques, les réseaux sociaux jouent un rôle majeur dans la mise en valeur de ces crews : les groupes de jerk diffusent massivement leurs performances en ligne, se défient via des vidéos YouTube et construisent une fanbase au-delà de leur ville d’origine. Ce mode de diffusion numérique, assez novateur pour l’époque, a permis au Jerkin d’essaimer à l’international. Notamment, le style a trouvé un écho en Europe : en France, en Allemagne et ailleurs, de petits groupes de jeunes ont adopté la danse et son look, relayant le phénomène dans leurs propres langues. En France, par exemple, le Jerkin (parfois désigné simplement comme « le jerk ») a brièvement pris auprès de certaines communautés hip-hop vers 2009-2010, aidé par l’existence de réseaux en ligne dédiés et de vidéos virales locales.

L’impact du Jerkin sur la culture hip-hop se mesure aussi à son influence sur les mentalités et la mode. Dans un paysage rap encore largement dominé à l’époque par l’esthétique « gangsta » (grands t-shirts, jeans larges et attitude macho), l’irruption de ces jeunes aux pantalons extra-moulants, aux t-shirts flashy et aux cheveux parfois teints en couleurs vives a bousculé les codes. Le skinny jeans en particulier, pièce maîtresse de l’habillement jerk, est devenu un symbole de ralliement, quitte à susciter moqueries et débats au sein de la communauté hip-hop. Certains rappeurs établis ont critiqué ou tourné en dérision cette mode jugée excentrique, et dans le Sud des États-Unis, le Jerkin a été accueilli fraîchement, considéré comme une lubie californienne peu sérieuse. Néanmoins, le vent de fraîcheur apporté par le Jerkin a contribué à élargir la palette stylistique du hip-hop : il a montré que l’on pouvait revendiquer un style plus coloré, individualiste et décomplexé sans pour autant renier la culture urbaine. De fait, au fil des années 2010, la silhouette slim et les influences « streetwear » flamboyantes portées par les jerkeurs ont fini par infuser la mode mainstream du hip-hop (on a vu des artistes de premier plan adopter à leur tour des pantalons plus étroits et des couleurs vives, normalisant en partie ce qui était un choc visuel en 2009). En somme, le Jerkin a été un vecteur d’évolution, à la fois en popularisant l’idée que la danse hip-hop pouvait à nouveau être participative et virale (préfigurant les défis dansés des réseaux sociaux des années suivantes) et en prouvant que l’esthétique du rap pouvait se renouveler par l’audace vestimentaire et l’énergie juvénile.

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Caractéristiques du style de danse Jerkin

Le style Jerkin se caractérise avant tout par son jeu de jambes rapide et inventif. C’est une danse majoritairement debout (par opposition au breakdance qui multiplie les figures au sol) où les pieds et les jambes exécutent des pas rythmés, des sauts et des changements de direction synchronisés avec la musique. Parmi les mouvements typiques du Jerkin, on retrouve notamment :
Le « jerk » à proprement parler, qui donne son nom au style : c’est le pas de base consistant à écarter et resserrer les jambes en alternance vers l’intérieur puis vers l’extérieur, en adoptant un rebond rythmé. Ce mouvement de va-et-vient rapide des jambes crée l’effet d’un shuffle (glissement) énergique.
Le « reject », variante emblématique du jerk : il s’agit d’un pas de recul exécuté en sautillant, comme un running man inversé. Le danseur lance une jambe en arrière puis l’autre alternativement, ce qui donne l’impression qu’il recule tout en restant sur place. Ce pas requiert coordination et souplesse, et est souvent utilisé lors des battles pour son effet spectaculaire.
Le « dip » : un mouvement consistant à effectuer de petits pas glissés suivis d’un arrêt brusque (blocage). Le danseur peut, par exemple, enchaîner quelques appuis rapides puis figer sa position sur un temps de la musique, créant un contraste dynamique.
Le « pindrop » : figure hérité des danses funk et hip-hop, souvent intégrée dans le Jerkin pour conclure une série de pas. Le pindrop consiste à plier une jambe en passant l’autre derrière le genou puis à se laisser tomber au sol en pivotant, pour atterrir en appui sur la jambe fléchie. Le danseur ressort ensuite de cette chute contrôlée par un rebond pour revenir debout d’un geste fluide. C’est un mouvement acrobatique qui démontre l’agilité et le sens de l’équilibre du jerkeur.

Techniquement, le Jerkin sollicite une bonne coordination et un sens aigu du rythme. La danse se pratique sur des morceaux de jerk music dont le tempo est généralement modérément rapide (souvent autour de 90 à 100 BPM, mais avec des percussions marquées en double-croche qui donnent une sensation de vitesse). Les instrus de jerk sont épurés, dominés par des basses lourdes et des claquements de mains ou de doigts (claps/snaps), ce qui laisse beaucoup d’espace aux danseurs pour s’exprimer. Ainsi, un jerkeur va souvent alterner entre des phases « groove » sur le tempo principal et des accélérations footwork sur les contretemps. L’énergie dégagée par le Jerkin est joyeuse et bondissante : c’est une danse résolument ludique, où le danseur peut exprimer sa personnalité par des variations de style, des mimiques et des attitudes exagérées. On est loin de l’agressivité du krump ou de la complexité acrobatique du break, ici l’objectif est avant tout de s’amuser tout en impressionnant par sa créativité et sa précision. Lors des rassemblements, on voit souvent les jerkeurs danser en cercle ou face à face, chacun exécutant ses meilleurs enchaînements de pas pour gagner le respect de ses pairs, dans un esprit à la fois compétitif et bon enfant.

Un autre aspect indissociable du style Jerkin est son esthétique vestimentaire, qui fait pleinement partie de son identité. Les danseurs de jerk arborent un look facilement reconnaissable, en rupture avec les codes du hip-hop classique des années 2000. La tenue typique comprend un jean slim très ajusté (souvent de couleur vive ou décoré de motifs originaux), cette préférence pour le pantalon étroit étant assumée comme un rejet symbolique du baggy traditionnel. A ce jean skinny s’ajoutent des sneakers montantes ou des chaussures de skate légères (marques privilégiées : Vans, Supra, Nike hightops), souvent customisées ou choisies dans des coloris flashy. Le haut peut varier : t-shirt à imprimés graphiques, sweat à capuche, chemise à carreaux ou veste, mais toujours avec une touche de couleur éclatante ou de motif atypique rappelant l’esthétique « néon ». Les accessoires viennent compléter le style : casquette snapback posée de travers ou bonnet, bandana, ceintures cloutées ou à clous rappelant l’influence punk, lunettes « geek » à monture épaisse (parfois portées sans verres pour le style), et bijoux fantaisie en plastique coloré. L’ensemble donne un look éclectique et extraverti, qui traduit visuellement l’esprit du Jerkin, un mélange de dérision, de créativité et d’affirmation de soi.