Le jookin

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Origines et contexte historique du jookin

Le jookin (appelé aussi Memphis jookin’) est un style de danse de rue apparu dans les communautés afro-américaines de Memphis, Tennessee, vers le milieu des années 1980. Il émerge au cœur de la scène hip-hop locale, à une époque où la ville développe son propre son rap underground. C’est dans les quartiers de North Memphis et lors de soirées festives que cette danse voit le jour, portée par l’énergie de la jeunesse noire de Memphis. A l’origine, le jookin prend la forme d’une danse collective appelée le Gangsta Walk : une danse en ligne où les participants avancent en file, exécutant des pas cadencés en suivant un meneur. Ce line dance urbain se pratique dans les fêtes scolaires, les parkings et surtout sur la piste du Crystal Palace, célèbre patinoire roller de Memphis. Ce lieu emblématique, avec sa grande piste en bois, fut un berceau du jookin dans les années 1980-90 : on s’y rassemblait pour danser au son du rap local, transformant la piste de roller en piste de danse improvisée. Le contexte social de Memphis, marqué par l’héritage du blues, l’essor du rap crunk du Sud et la fierté d’une culture de quartier, a fourni un terreau fertile à l’émergence du jookin, qui devient rapidement une nouvelle forme d’expression pour la jeunesse.

Dès la fin des années 1980, le Gangsta Walk et ses variantes se répandent dans différents quartiers de Memphis, chaque zone développant son style local. Par exemple, Humes Middle School (un collège de Memphis) est cité par certains danseurs comme l’un des premiers endroits où ce style s’est codifié en 1988 lors de danses scolaires hebdomadaires. De même, les clubs locaux comme le Denim & Diamonds ou le Studio G voient se former des cercles de danseurs pratiquant le Gangsta Walk. A l’époque, la danse est surtout collective : les danseurs avancent en serpentant, parfois les mains sur les épaules les uns des autres, un peu à la manière d’une chenille, et tout le monde imite les mouvements initiés par le premier danseur. Ce caractère fédérateur renforce la popularité de la danse dans toute la ville. Très vite toutefois, les plus talentueux commencent à s’émanciper de la ligne : au cours de la danse en groupe, certains se détachent pour exécuter leurs propres figures au centre de la piste, ajoutant virtuosité et personnalité. C’est de cette émulation collective que naît véritablement le style jookin.

jookin dance

Précurseurs et évolution du style jookin

Le jookin ne provient pas d’un seul créateur identifié, mais résulte d’un processus évolutif au sein de la culture hip-hop de Memphis. On peut retracer ses racines jusqu’à des influences plus anciennes du Sud des États-Unis : par exemple, le buck dancing de la Nouvelle-Orléans (une danse sur des rythmes bounce) a pu inspirer certains des premiers pas. A Memphis, le Gangsta Walk initial va connaître plusieurs mutations successives, chacune reflétant les changements de musique et d’attitude des danseurs. Parmi les précurseurs du jookin, on retrouve des styles ou termes locaux comme le Buckin’ et le Tickin’, qui désignent des façons de danser le Gangsta Walk avec des accents particuliers. Le Buckin’ faisait référence à une manière de danser de façon très énergique (« get buck » signifiant se déchaîner ou atteindre un état de transe avec la musique), tandis que le Tickin’ évoquait des mouvements plus saccadés, marqués par des isolations rapides du corps.

Au fil des années 1990, le style gagne en originalité et en fluidité, aboutissant à ce qu’on commence alors à nommer « jookin' ». Le changement d’appellation correspond à une évolution dans la danse : la musique hip-hop de Memphis ralentit quelque peu le tempo et accentue de lourdes basses et des beats hypnotiques, ce qui pousse les danseurs à adopter des pas plus glissés et plus souples. Le jookin se caractérise dès lors par une impression de légèreté et de glisse comparée au Gangsta Walk d’origine. Les pas de base du Gangsta Walk sont conservés, mais exécutés de façon plus fluide, avec des transitions adoucies et une emphase sur le jeu de jambes. C’est durant cette période que le jookin incorpore fortement la pantomime et l’illusion dans la danse : les meilleurs danseurs ajoutent des mouvements mimés qui racontent une histoire ou créent l’illusion de défier la gravité. Par exemple, un danseur pourra feindre d’être tiré par une corde invisible, ou bien effectuer des gestes robotisés, intégrant des éléments de popping (danse funk consistant à contracter et relâcher les muscles pour créer un effet saccadé) et de tutting (mouvements angulaires des bras et des mains évoquant les hiéroglyphes égyptiens).

Plusieurs sous-styles apparaissent dans l’évolution du jookin. Vers le milieu des années 1990 émerge le Choppin’, style où les danseurs adoptent des saccades rapides et crispées, un peu comme des coups de karaté, en contractant leurs muscles pour un effet de vibration. Parallèlement, la forme appelée Icin’ (de ice, glace) se développe : le principe est d’accentuer les glissés au point de donner l’illusion de patiner sur la glace (les pieds semblent flotter sans friction). Tous ces courants (Buckin’, Tickin’, Choppin’, Icin’) peuvent être vus comme des variantes ou des étapes dans la progression du jookin, chaque génération de danseurs ajoutant sa touche. En synthèse, entre la fin des années 1980 et le début des années 2000, le jookin est passé d’une simple danse sociale en ligne à une forme de danse freestyle complète, riche en techniques originales. Les danseurs de Memphis ont progressivement poussé la créativité plus loin : ils ont introduit des tours sur place, des glissés sur les pointes des pieds (certains allant jusqu’à se hisser sur la pointe de leurs baskets comme des ballerines), et des éléments de contorsion donnant l’illusion que les articulations se plient de façon impossible. Cette évolution constante témoigne de la vitalité du jookin, sans cesse réinventé par ses pratiquants.

jookin hip-hop

Diffusion et place du jookin dans la culture hip-hop

Pendant de nombreuses années, le jookin est resté un phénomène local ancré à Memphis, constituant une fierté régionale mais relativement méconnu en dehors du Tennessee. Sa diffusion au-delà de sa ville natale s’est faite progressivement grâce à plusieurs vecteurs. D’une part, dès le début des années 1990, les premiers clips de rap locaux intègrent des séquences de Gangsta Walk/jookin, offrant à la danse une vitrine auprès du public du Dirty South. Un tournant important a été le clip « Gangsta » du groupe G-Style (1993), dans lequel les membres du groupe exécutent des pas de gangsta walk synchronisés et stylisés. Ce clip a présenté pour la première fois au public national la danse telle qu’elle se pratiquait à Memphis, avec ses sauts rythmés et ses glissés circulaires, témoignant de la créativité de la scène locale. D’autre part, la culture des battles de danse a contribué à la renommée du jookin : à Memphis, dans les années 1990, des battles mémorables opposaient les meilleurs danseurs des différents quartiers lors de soirées en boîte ou de compétitions improvisées. Ces affrontements amicaux ont consolidé le style en codifiant ses mouvements victorieux et en couronnant des danseurs vedettes, tout en attirant l’attention de la scène hip-hop plus large.

L’essor d’Internet et des réseaux sociaux dans les années 2000 a ensuite joué un rôle crucial dans la propagation du jookin. Des vidéos amateur circulant sur des sites comme YouTube ont permis à un public international de découvrir ce style singulier. De jeunes danseurs hors de Memphis ont pu être exposés à ces mouvements fluides et cherchent à les apprendre, conférant au jookin une aura grandissante dans le monde de la danse. Par ailleurs, la reconnaissance du jookin doit beaucoup à certaines figures emblématiques qui ont servi d’ambassadeurs. Le cas le plus notable est celui de Charles « Lil Buck » Riley, un danseur originaire de Memphis qui a porté le jookin sur la scène mondiale. Formé dans les rues de Memphis, Lil Buck a su sublimer le jookin en y incorporant des éléments de danse classique, ce qui lui a permis de collaborer dans des contextes prestigieux. Sa performance virale sur « The Swan » en 2011, improvisant du jookin sur un air de violoncelle de Camille Saint-Saëns aux côtés du célèbre violoncelliste Yo-Yo Ma, a stupéfié le public international et mis un coup de projecteur sur cette danse. Par la suite, Lil Buck a dansé lors du Super Bowl (aux côtés de Madonna en 2012), est apparu dans des clips d’artistes populaires (par exemple Janelle Monáe l’invite dans le clip « Tightrope »), et a même été mis en avant dans des publicités grand public. Ce parcours atypique a offert au Memphis jookin une légitimité et une visibilité inédites : d’une danse de quartier, il est passé au rang de phénomène reconnu dans l’univers hip-hop, souvent comparé à un « ballet urbain » pour sa grâce et sa technicité.

Aujourd’hui, le jookin occupe une place à part entière dans la culture hip-hop, aux côtés d’autres styles de danse urbaine plus anciens comme le breaking ou le popping. Il a influencé la scène hip-hop en élargissant la palette stylistique : son existence même illustre la richesse des danses régionales et leur capacité à enrichir la culture globale. Des éléments de jookin, notamment l’usage intensif du jeu de jambes et des glissés, ont pu inspirer ou faire écho à d’autres scènes (on pense par exemple aux similitudes avec le Chicago footwork ou le turfing d’Oakland, qui partagent le goût des mouvements de pieds rapides ou des illusions visuelles). De plus, le jookin est désormais enseigné dans des ateliers et intégré à des compétitions de danse hip-hop. Des spectacles et tournées consacrés à cette danse ont vu le jour, à l’instar de « Memphis jookin’: The Show » qui retrace sur scène l’histoire et l’évolution du genre. Grâce à ces développements, le jookin bénéficie d’une reconnaissance institutionnelle croissante : il est étudié dans les médias spécialisés, célébré lors d’événements (notamment pendant le Mois de l’histoire des Noirs aux États-Unis qui honore les contributions culturelles afro-américaines), et considéré par beaucoup comme un élément important du patrimoine dansé du hip-hop.

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Caractéristiques du style jookin

Le jookin se distingue par un ensemble de mouvements caractéristiques qui le rendent immédiatement reconnaissable. Avant tout, c’est une danse ancrée dans le jeu de jambes : les pieds du danseur exécutent des pas complexes, glissent et pivotent avec une aisance étonnante. L’un des mouvements de base hérités du Gangsta Walk est le buck jump, une sorte de pas sauté rythmé où l’on soulève les genoux alternativement au tempo, ce qui crée un effet de rebond énergique. A partir de ce rebond initial, le danseur enchaîne souvent sur des glissés latéraux ou circulaires. Les pieds semblent alors flotter sur le sol, donnant l’illusion que le danseur se déplace sans friction. Une technique emblématique du jookin est le pas heel-toe : le danseur pivote en alternant appui sur le talon et la pointe du pied, ce qui permet d’enchaîner des mouvements en S ou en arabesques au sol tout en douceur. En maîtrisant le heel-toe, les danseurs créent des effets visuels de vague et de serpentement qui sont au cœur de l’esthétique jookin. Par ailleurs, les torsions et rotations du pied sont exploitées au maximum : les Jookers peuvent tourner sur eux-mêmes en équilibre presque uniquement sur la pointe des baskets, réalisant des pirouettes contrôlées. Cette capacité à monter sur la pointe des pieds, sans support d’une chaussure de danse classique, juste en baskets, est l’un des exploits techniques qui a valu au jookin le surnom de « ballet urbain ». Enfin, le style incorpore des éléments de waving (mouvements ondulatoires du corps, comme une vague parcourant les bras) et de tutting (figures géométriques avec les bras et les mains), hérités du popping. Ces mouvements du haut du corps viennent enrichir le vocabulaire principalement centré sur les pieds, en ajoutant des détails visuels synchronisés.

La musicalité est un aspect fondamental du jookin. Les danseurs ne se contentent pas de marquer le tempo principal, ils cherchent à coller à tous les accents de la musique. Historiquement, le jookin se danse sur des morceaux de rap de Memphis, caractérisés par des basses lourdes, des rythmes bounce ou crunk et des percussions tranchantes (caisse claire sèche, hi-hat en rafales rapides, etc…). Sur ce type de musique, le danseur de jookin va alterner des phases lentes et fluides, profitant du tempo modéré pour dérouler ses glissés, et des séquences de vitesse lors des doubles-croches ou roulements de batterie, où il exécutera une série de petits pas très rapides ou de vibrations corporelles pour épouser les moindres subtilités du son. La notion de « getting buck », propre au slang de Memphis, illustre bien cet état recherché : il s’agit d’entrer dans une sorte de transe où le danseur est en parfaite osmose avec la musique, réagissant instinctivement à chaque break, chaque ligne de basse ou accent vocal. Le jookin valorise cette réactivité extrême à la musique, ce qui en fait une danse très improvisée : le danseur interprète le morceau en direct, comme s’il en était le reflet physique. Cette synchronisation poussée donne une impression de fluidité musicale, le spectateur a l’impression de voir la musique à travers le corps du danseur.

Au-delà des pas et de la musicalité, le jookin porte également un style vestimentaire et une attitude propres. Issu de la rue et de la culture gangsta des années 1980-90, il se pratiquait à l’origine en tenue streetwear décontractée : jeans larges ou pantalons de survêtement, t-shirts amples, casquettes ou bandanas, et bien sûr des baskets robustes. Les chaussures ont une importance particulière, car elles doivent permettre les glissés et supporter les appuis sur la pointe : beaucoup de danseurs optent pour des sneakers à semelles lisses facilitant les dérapages contrôlés. Il n’est pas rare de voir des Jookers saupoudrer légèrement le sol de poudre (par exemple du talc) pour réduire la friction et accentuer l’effet de glisse, une astuce courante dans les danses de footwork. L’attitude du danseur de jookin est marquée par une combinaison de nonchalance et de confiance en soi. Héritée de la gestuelle « gangsta », cette attitude se traduit par un port de tête assuré, un buste souvent légèrement penché en avant comme pour défier le sol, et un regard fier. Le danseur cherche à exprimer une forme de swagger, c’est-à-dire une assurance un peu insolente, tout en restant concentré sur ses pas. Le look peut varier aujourd’hui, certains danseurs actuels mêlent influences hip-hop modernes et vintage, mais il sert toujours le propos de la danse : afficher sa personnalité tout en étant à l’aise pour exécuter des mouvements complexes. On note d’ailleurs que les danseurs de jookin utilisent parfois des éléments vestimentaires pour enrichir leurs performances, par exemple une capuche ou une manche de sweat-shirt peut être enfilée puis retirée du bras en cours de danse pour créer l’illusion d’un bras « détachable » (renforçant les effets de contorsion). Chaque détail visuel compte et fait partie de l’esthétique globale du jookin.

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