Le turfing
Les origines du turfing
Le turfing est né dans les rues d’Oakland, en Californie, au milieu des années 1990. Ce style a émergé de la culture des danses de quartier, dans un contexte où la ville possédait déjà une riche tradition de danse urbaine (notamment le boogaloo des années 1960-70). A l’origine, de jeunes danseurs des quartiers populaires de West Oakland improvisaient des pas lors de fêtes de rue et dans les clubs locaux pour exprimer leur identité. On parlait alors de « gigging » ou de « having fun with it » pour désigner ces danses libres où chacun « s’éclatait » sur la musique, bien avant que le terme turfing n’apparaisse. Ce mouvement spontané se voulait également pacifique : les battles de danse permettaient aux jeunes de régler des rivalités de quartiers (turfs, c’est-à-dire territoires) sans violence, la danse remplaçant les affrontements physiques.
Au début des années 2000, le turfing commence à se structurer grâce à l’initiative d’un danseur et organisateur nommé Jeriel « Jay » Bey. Originaire de Los Angeles mais installé à Oakland, Jeriel Bey observe ces styles de danse locaux qu’il trouve extrêmement créatifs, bien qu’informels. En 2002, il forme un collectif de jeunes danseurs d’Oakland appelé The Architeckz, afin de promouvoir ce style naissant. C’est lui qui propose le nom turfing : il invente l’acronyme TURF pour « Taking Up Room on the Floor » (littéralement « prendre de la place sur la piste ») afin de donner une identité claire à cette danse. Le mot turf faisait déjà allusion aux « turfs » (territoires) des quartiers d’Oakland, chaque quartier ayant ses pas spécifiques. Sous l’impulsion de Bey, les premiers battles officiels de turfing sont organisés dès 2004 dans la région de la baie de San Francisco. L’engouement local grandit rapidement : des dizaines de jeunes se réunissent pour s’affronter en danse debout, et des crews (groupes) émergent dans plusieurs quartiers de la ville.
Parallèlement, le turfing s’inscrit dans l’essor culturel du mouvement hip-hop de la Bay Area au milieu des années 2000, en particulier dans la vague dite hyphy. La scène hyphy (un mouvement musical et festif propre à Oakland/San Francisco) adopte le turfing comme danse emblématique dans les soirées et clips de rap locaux. Par exemple, les rappeurs de la région comme E-40 ou Keak Da Sneak intègrent des danseurs de turfing dans leurs vidéoclips, offrant à cette jeune danse une première visibilité au-delà des quartiers d’Oakland. Ainsi, dès son origine, le turfing est à la fois ancré dans les communautés locales (comme un symbole d’appartenance territoriale) et connecté à l’effervescence de la culture hip-hop régionale qui l’a vu naître.
Le turfing dans la culture hip-hop
Au fil des années 2000, le turfing a gagné sa place dans la culture hip-hop en affirmant son identité propre tout en dialoguant avec les autres styles de danse urbaine. D’abord perçu comme un phénomène purement local, il a dû surmonter certains préjugés pour être reconnu : à ses débuts, cette danse de rue n’était pas toujours considérée comme un « art » légitime par les institutions ou les médias, et fut parfois confondue avec le breakdance par un public non averti. En réalité, le turfing se distingue du breakdance (la danse b-boying née à New York) sur de nombreux points. Contrairement au breakdance qui met l’accent sur les mouvements au sol acrobatiques et une gestuelle très codifiée, le turfing se pratique principalement debout et privilégie l’improvisation libre. Il s’inscrit davantage dans la lignée des danses hip-hop et funk de la côte Ouest : il est en partie héritier du popping/boogaloo (danse de la funk des années 70-80, également pratiquée à Oakland), tout en y ajoutant ses propres innovations locales. Cette filiation a parfois été méconnue, mais les danseurs de turfing revendiquent une histoire distincte, parallèle à celle du hip-hop traditionnel, avec des racines culturelles propres à Oakland.
Le turfing entretient également des liens et des rivalités amicales avec d’autres styles de danse urbaine apparus dans les années 1990-2000. Des rencontres en battle ont opposé par exemple les turfers d’Oakland aux krumpers de Los Angeles (danseurs de krump, un style né dans les quartiers de L.A.) ou aux danseurs de Memphis jookin’ (style de danse aux glissements fluides né dans le Tennessee), voire aux adeptes du flexing new-yorkais (danse de Brooklyn incorporant des contorsions appelées bone breaking). Ces confrontations artistiques, souvent bon enfant, ont permis de faire connaître le turfing sur la scène hip-hop nationale et d’établir un respect mutuel entre les différentes communautés de danseurs. Au-delà du spectacle, elles soulignent que chaque grande ville a développé son propre style de street dance pour exprimer sa culture locale. Dans ce paysage, le turfing s’est affirmé comme la danse signature de la Bay Area, tout comme le breaking l’est pour le Bronx ou le krump pour L.A.
Sur le plan artistique et identitaire, le turfing joue un rôle important au sein de la culture hip-hop d’Oakland. Cette danse s’est avérée être un moyen d’expression unique pour la jeunesse afro-américaine de la ville, permettant de raconter des histoires et de partager des émotions souvent liées à la réalité sociale locale. Les turfers qualifient leur style de véritable « storytelling » dansé : chaque performance peut évoquer une narration, que ce soit des scènes de la vie quotidienne dans le quartier, des hommages à des proches disparus, ou des messages de résilience face aux difficultés. Par exemple, l’un des moments qui a le plus marqué les esprits est la performance intitulée « RIP Rich D (Dancing in the Rain) » réalisée en 2009 par le crew Turf Feinz dans les rues d’East Oakland. Cette vidéo, tournée sous la pluie en hommage à un ami décédé, montre les danseurs improviser des séquences chargées d’émotion au milieu d’un carrefour urbain. Diffusée sur internet, elle est rapidement devenue virale et a touché un large public bien au-delà de la Californie. Ce succès a mis en lumière le turfing comme une forme d’art à part entière, porteuse d’une identité culturelle forte et de messages profonds. En racontant les joies et les drames de la communauté d’Oakland à travers la danse, les turfers ont contribué à faire du turfing non seulement un divertissement, mais aussi un vecteur de résistance pacifique et de fierté locale dans le mouvement hip-hop.
Aujourd’hui, la place du turfing dans la culture hip-hop est solidement établie, à la fois sur la scène locale et dans l’arène internationale du street dance. A Oakland, ce style est désormais reconnu comme partie intégrante du patrimoine culturel urbain : il a été célébré dans des événements officiels (par exemple, des démonstrations lors du Mois de l’Histoire des Noirs au musée d’Oakland) et intègre même des programmes sociaux pour la jeunesse. Sur le plan global, le turfing continue de gagner en visibilité grâce à des compétitions et plateformes de danse majeures. Au cours des années 2020, on a pu voir des danseurs de turfing s’illustrer dans des battles all-style (toutes catégories) aux côtés de poppers, lockers, krumpers ou breakdancers du monde entier. Des marques et évènements internationaux de danse hip-hop ont mis en avant le turfing : par exemple, le championnat Red Bull Dance Your Style a organisé en 2023 une étape à Oakland où les turfers locaux ont brillé face à des concurrents de divers styles. Enfin, signe de son intégration dans la culture populaire, le turfing a même été mis sur le devant de la scène lors du Super Bowl : lors du spectacle de mi-temps de 2022, des danseurs originaires de la Bay Area ont exécuté des pas de turfing devant des millions de téléspectateurs, introduisant ce style au grand public sur une scène prestigieuse. Cette consécration témoigne de la reconnaissance grandissante du turfing au sein du mouvement hip-hop et de sa capacité à représenter fièrement l’énergie et la créativité d’Oakland sur la scène mondiale.
Caractéristiques techniques du turfing
Le turfing se caractérise par une danse debout improvisée, fluide et très personnelle. C’est un style freestyle sans chorégraphie figée, où chaque danseur est libre d’enchaîner les mouvements selon son ressenti musical et son inspiration du moment. L’objectif principal est de mettre en scène sa propre histoire et sa personnalité à travers la danse, plutôt que de reproduire à l’identique une suite de pas imposés. Pour autant, le turfing possède des éléments techniques récurrents et reconnaissables, issus pour certains de ses racines funk/hip-hop et pour d’autres des innovations propres à la jeunesse d’Oakland. Ces mouvements et codes visuels donnent au turfing son esthétique unique. Parmi les éléments fondamentaux du style, on peut citer :
• Les glides (glissés) : déplacements fluides qui donnent l’illusion que le danseur flotte ou glisse sur le sol sans friction. Ces glissés rappellent le Moonwalk de Michael Jackson ou des pas de jookin’ de Memphis, et sont très prisés dans le turfing pour leur aspect visuel marquant. Un exemple emblématique est le « Brookfield », un glide particulier né dans le quartier de Brookfield à East Oakland, où le danseur se déplace en douceur comme s’il était en apesanteur. Ces glissés permettent de créer des illusions d’optique et apportent une dimension presque surnaturelle aux déplacements des turfers.
• Le bone breaking (littéralement « bris d’os ») : ce terme désigne des figures de contorsion extrême où le danseur donne l’impression de disloquer ses articulations, en particulier aux bras et aux épaules. Héritées de certaines danses new-yorkaises et du mouvement flexing, ces contorsions spectaculaires ont été adoptées par le turfing pour leur impact visuel choc. Par exemple, un turfer peut faire passer un bras en rotation complète ou en hyper-extension derrière la tête, donnant l’illusion que ses épaules se déboîtent. Bien que le terme bone breaking soit imagé (les os ne se cassent évidemment pas), ces mouvements demandent une grande flexibilité et ajoutent une touche d’exploit physique au style.
• Le storytelling gestuel : c’est l’essence même du turfing. Le danseur crée une narration muette à travers ses enchaînements, un peu à la manière d’un mime ou d’un acteur sans paroles. Chaque geste peut symboliser un objet ou une action du quotidien, ou représenter une émotion. Par exemple, un turfer peut simuler l’ouverture d’une porte, la conduite d’une voiture, une altercation imaginaire ou toute autre scène, intégrant ces actions fictives dans sa danse. Ce storytelling confère au turfing une dimension théâtrale et profondément personnelle : le public est invité à suivre une histoire ou un message à travers les mouvements. Souvent, les turfers se servent de cette narration pour rendre hommage à des personnes (amis, membres de la famille) ou pour évoquer des thèmes qui les touchent (la vie de rue, la violence, l’espoir, etc…), ce qui renforce l’émotion qui se dégage de leurs performances.
• Le waving (vagues) et autres illusions corporelles : hérités du popping et du boogaloo, les mouvements de waving sont courants en turfing. Ils consistent à faire onduler les différentes parties du corps (bras, torse) comme une vague qui se propage, créant une impression de fluidité extrême. A cela s’ajoutent des techniques d’animation où le danseur bouge par saccades millimétrées (effet « robotique » ou ticking), fige des poses (dime stop), ou exécute des suites de figures géométriques avec ses membres (tutting, où les bras forment des angles comme les hiéroglyphes égyptiens). Ces composantes accentuent le côté spectaculaire et visuel du turfing, le danseur joue avec la perception du spectateur, en alternant des mouvements ultra-fluides et d’autres très saccadés, en semblant parfois défier les lois anatomiques ou la gravité.
• Le style personnel et le freestyle : au-delà des mouvements précis, un aspect technique fondamental du turfing est la capacité du danseur à développer son propre style. Il n’existe pas de codification rigide ni de « pas de base » universel que tous doivent apprendre de la même manière. Bien sûr, les turfers connaissent et pratiquent les éléments mentionnés ci-dessus, mais ils les combinent librement, les modifient et inventent de nouvelles passes. L’improvisation est reine : le danseur réagit en temps réel à la musique (souvent du rap de la Bay Area ou tout beat hip-hop sur lequel il sent de l’inspiration) en ajoutant sa touche. Cette importance du freestyle fait que chaque performance de turfing est unique. Deux danseurs ne feront pas les mêmes mouvements sur un même morceau, car chacun cherche à exprimer sa vérité individuelle. Un concept clé hérité du mouvement hyphy est celui de « going dumb », qu’on pourrait traduire par « se lâcher complètement » : il s’agit d’entrer dans un état d’euphorie et de liberté totale dans la danse, sans se soucier du regard extérieur. Ce lâcher-prise, associé à la maîtrise technique, donne toute son âme au turfing.
Le turfing mêle des techniques variées (glissements fluides, contorsions, mimes narratifs, effets de vague, sauts et figures acrobatiques occasionnelles) au service de la créativité du danseur. Sa musicalité se traduit par une alternance de mouvements lents et rapides, calés sur les rythmes et les nuances de la musique, le tout avec une expressivité sincère. Visuellement, ce style se reconnaît à son inventivité et à son expressivité théâtrale, parfois comparée à un « ballet de rue » moderne. Le turfing ne possède pas de règles strictes, si ce n’est celle d’être authentique et expressif : il encourage chaque danseur à prendre possession de l’espace (comme le suggère son acronyme) et à en faire une scène où il raconte son histoire à travers son corps.
Evolution contemporaine du turfing
Le turfing a su garder son authenticité locale tout en s’exportant et en se renouvelant. Après l’âge d’or du mouvement hyphy et la médiatisation de la fin des années 2000, la pratique du turfing est restée vivace dans la Bay Area tout au long des années 2010. Des battles régulières, souvent organisées via Turf Inc. ou lors d’événements de danse hip-hop, ont maintenu la flamme et permis aux nouveaux talents d’émerger. La culture turf s’est également adaptée à l’ère numérique : les réseaux sociaux et YouTube ont servi de tremplin à de jeunes danseurs pour montrer leurs derniers moves, entraînant un élargissement de la communauté. Des danseurs internationaux ont commencé à s’intéresser au style, que ce soit en invitant des turfers en tournée, en participant à des ateliers (workshops) donnés par des figures d’Oakland, ou en reproduisant certaines techniques dans des créations hybrides. Le turfing a ainsi essaimé dans différents pays, souvent via l’entraînement online et les vidéos virales, tout en demeurant un symbole de fierté pour Oakland.
Les années 2020 ont vu un renouveau d’intérêt pour le turfing sur la scène hip-hop globale. D’une part, des plateformes mondiales comme TikTok ont popularisé des extraits de danse turf, attirant une nouvelle génération d’adeptes fascinés par les glides et les contorsions. D’autre part, de grandes compétitions de danse de rue intègrent désormais le turfing dans leur programmation ou du moins accueillent des turfers dans des catégories freestyle. Par exemple, la présence de battles de turfing lors d’événements internationaux, ou l’organisation de showcases spéciaux mettant à l’honneur le style d’Oakland, témoignent de cette reconnaissance. Même l’industrie du divertissement mainstream s’y intéresse : la participation de turfers au show du Super Bowl 2022 en est un symbole fort, tout comme la collaboration continue d’artistes comme le rappeur E-40 qui continue d’embaucher des danseurs de turfing dans ses clips, près de 15 ans après les débuts du mouvement.
Le turfing s’est développé d’une danse de rue locale, ancrée dans les trottoirs d’Oakland, en un style de danse hip-hop reconnu et respecté internationalement. Il a su conserver son âme originelle, une expression libre, narrative et enracinée dans l’expérience afro-américaine urbaine, tout en évoluant au contact d’un public plus large et de nouvelles influences. Des pionniers des années 1990 aux jeunes prodiges actuels, des coin de rues d’Oakland aux scènes des grandes compétitions, le turfing continue de grandir sans renier son identité. Il occupe aujourd’hui une place singulière dans la culture hip-hop : celle d’une danse porteuse d’histoire et de créativité, preuve vivante que chaque communauté peut engendrer une forme d’art unique et la partager avec le monde entier.