Le waacking

Origines et contexte historique du waacking

Le waacking est un style de danse de rue afro-américain apparu au début des années 1970 dans les clubs underground de Los Angeles, au sein de la communauté gay noire et latino. La musique disco et funk, alors en plein essor, sert de bande-son à cette danse expressive, née d’un besoin de liberté et d’affirmation de soi face aux discriminations. Ne pouvant vivre ouvertement leur orientation dans la société puritaine de l’époque, de jeunes danseurs gays investissent la piste de danse pour s’exprimer sans entrave. Le waacking se développe ainsi comme une forme d’expression libératrice, célébrant la différence et la confiance en soi. Dès l’origine, le waacking se caractérise par une gestuelle stylisée et théâtrale. Il s’agit d’une imitation exagérée d’une danse sensuelle et féminine, interprétée par des hommes avec fierté et provocation. Les pionniers du genre recréent sur le dancefloor l’atmosphère glamour des films hollywoodiens classiques en empruntant les poses des grandes divas de l’âge d’or du cinéma. Ce style naissant, d’abord baptisé « punking » par ses créateurs en référence ironique au terme péjoratif « punk » dont on affublait les homosexuels, apparaît en parallèle du voguing sur la côte Est (scène ballroom de New York). Bien que développés indépendamment, voguing et waacking partagent ce contexte de contre-culture LGBTQ des années 70, chacun ancré dans son univers musical et esthétique propre.
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L’invention du waacking, ses précurseurs et son évolution

Le waacking puise ses racines dans plusieurs influences artistiques et culturelles. L’une des pratiques précurseures est le posing, qui consistait à enchaîner des poses stylisées sur la musique, à la manière des mannequins et stars de cinéma. Les premiers waackers ont repris ce principe en l’amplifiant : ils conjuguent l’élégance du posing aux énergies de la danse funk et jazz, tout en y injectant une forte dose de théâtralité. Ils s’inspirent directement de figures emblématiques d’Hollywood, imaginant Greta Garbo, Marilyn Monroe ou Bette Davis sur la piste, et imitent leurs postures dramatiques, leurs regards et attitudes. Cette dimension d’acting est au cœur de l’invention du waacking : la danse devient un jeu de rôle où chacun « joue dans son propre film » et s’empare des codes de la féminité glamour pour en faire une arme d’expression. Les danseurs vont même jusqu’à intégrer des références variées de la pop culture de l’époque dans leurs mouvements : gestes inspirés des combats au nunchaku de Bruce Lee, mimiques de dessins animés ou poses héroïques dignes des bandes dessinées. Le résultat est un style nouveau, exubérant et éclectique, qui prend forme sur les rythmes entraînants du disco.

Après ses débuts confidentiels dans les clubs LGBT de Los Angeles, le waacking ne tarde pas à attirer l’attention au-delà de son cercle d’origine. Vers le milieu des années 1970, l’émission télévisée Soul Train, vitrine nationale des nouvelles danses funk, offre au waacking une première exposition grand public. Des danseurs comme Tyrone « The Bone » Proctor exécutent ce style à l’antenne, contribuant à sa popularisation. Parallèlement, des artistes de la scène disco intègrent des séquences de waacking dans leurs shows : la chanteuse Diana Ross, par exemple, fait appel à des danseurs waackers pour dynamiser certaines de ses performances scéniques. Grâce à cette visibilité, le phénomène séduit aussi des danseurs hétérosexuels issus de la scène funk. Toutefois, désireux de se démarquer de l’étiquette gay, ces derniers adoptent un autre nom pour le style : ils parlent de « whacking », d’après l’onomatopée « whack » évoquant le bruit d’une claque, en référence aux coups de bras secs caractéristiques de la danse. En réponse, la communauté d’origine revendique à nouveau la paternité du mouvement en modifiant légèrement le terme : whacking se transforme en waacking (avec deux « a »), inscription durable de ce nom dans l’histoire du style.

Malgré un engouement réel à la fin des années 70, le waacking subit un déclin brutal au début des années 1980. Plusieurs facteurs expliquent cette éclipse : d’une part, le déclin de la mode disco, remplacée par de nouveaux courants musicaux, réduit l’intérêt pour les danses associées au disco. D’autre l’épidémie de SIDA frappe de plein fouet la communauté queer au tournant des années 80. De nombreux danseurs pionniers du waacking sont emportés ou affaiblis par la maladie, privant le mouvement de ses figures de proue. Faute de transmission, le waacking disparaît presque de la scène durant les années 1980 et 1990, ne survivant que de manière souterraine. On n’en aperçoit plus que des traces isolées, au détour d’un clip vidéo pop ou au sein de certains clubs new-yorkais, sans que le style ne bénéficie d’une scène active comme à ses débuts.

Il faut attendre le début des années 2000 pour assister à la renaissance du waacking. En 2003, un danseur new-yorkais nommé Brian « Footwork » Green s’insurge contre l’oubli de cette danse et entreprend de la remettre au goût du jour. Constatant le manque de transmission de la part de la génération précédente, Brian Green commence à enseigner le waacking aux jeunes danseurs, ravivant ainsi la flamme. Son initiative rencontre rapidement un écho favorable : une nouvelle vague de waackers émerge, d’abord aux États-Unis puis à l’international, portée par l’essor d’Internet et des réseaux sociaux qui diffusent des vidéos de danse. Des pionniers de l’âge d’or, tels Tyrone Proctor, sortent également de l’ombre pour encadrer et conseiller la jeune génération, assurant le lien avec l’héritage originel. Au fil des années 2010, le waacking regagne en popularité dans le monde entier, notamment en Europe et en Asie où fleurissent ateliers, showcases et compétitions. La France voit par exemple apparaître ses premiers battles et workshops de waacking durant cette période, emmenés par des danseuses et danseurs passionnés. Une figure comme la Française Josépha Madoki (alias Princess Madoki) contribue à donner au waacking une visibilité nouvelle : elle exporte ce style sur les scènes contemporaines et le fait même découvrir au grand public en exécutant une performance de waacking remarquée dans le clip « Apeshit » de Beyoncé et Jay-Z en 2018. De même, des artistes comme Princess Lockerooo aux États-Unis ou la Sud-Coréenne Lip J popularisent le waacking via les compétitions internationales et les médias. Après des décennies d’évolution, le waacking s’est ainsi transformé, tout en restant fidèle à son essence. La jeune génération y apporte des influences variées et n’hésite pas à le fusionner à d’autres danses, assurant l’actualité et la vivacité de ce style né plus d’un demi-siècle auparavant.

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Le waacking et la culture hip-hop

Bien qu’il soit né en marge de la scène hip-hop originelle, le waacking a progressivement trouvé sa place au sein de la culture hip-hop au sens large. Dans les années 1970, la culture hip-hop émerge parallèlement sur la côte Est (dans le Bronx à New York) avec des disciplines phares comme le breakdance, le djing ou le rap, tandis que le waacking se développe sur la côte Ouest dans l’univers disco. À l’époque, les ponts entre ces deux mouvements culturels distincts sont encore ténus. Néanmoins, avec le temps, le waacking a été intégré à l’ensemble des « street dances » reconnues par la communauté hip-hop. Aujourd’hui, il est couramment cité aux côtés d’autres styles urbains majeurs (locking, popping, house, voguing, etc.), enrichissant la palette artistique de la culture hip-hop. Cette reconnaissance a été favorisée par la résurgence du waacking dans les années 2000, qui coïncide avec une période d’ouverture et de métissage dans le milieu des danses urbaines.

L’adoption du waacking par les cercles hip-hop s’est manifestée notamment à travers les battles et les événements de danse. Dans les années 2010, des catégories spécifiques dédiées au waacking font leur apparition dans de grands rendez-vous internationaux de danse debout. Par exemple, des compétitions comme Juste Debout (événement de référence basé à Paris) ont pu organiser des showcases ou des sessions de waacking en marge de leurs catégories principales. Surtout, des festivals spécialisés voient le jour pour célébrer ce style, tels que Waack in Paris en France, réunissant des danseurs du monde entier autour de cette discipline. Dans ces battles, le waacking adopte les codes du battle hip-hop (affrontements en un contre un, juges, DJ sets), tout en conservant son esprit propre. Il est intéressant de noter que le waacking, à la différence de styles comme le break ou le krump, n’était pas initialement conçu pour les battles, il prenait place dans un contexte club et social plutôt que dans une arène de duel. Cependant, la culture hip-hop a su l’accommoder à son format compétitif. On voit ainsi aujourd’hui des waackers s’affronter avec autant d’intensité que des poppeurs ou des lockers, notamment dans des formats comme le « 7 to Smoke » où plusieurs danseurs enchaînent des duels successifs. L’intégration du waacking dans ces événements a contribué à légitimer le style aux yeux des puristes du hip-hop et à créer des passerelles entre les danseurs de différentes disciplines.

Les interactions du waacking avec les autres styles de danse urbaine sont nombreuses et fructueuses. D’une part, le waacking partage un héritage commun avec les funk styles des années 70 : par exemple, le locking (apparu également en Californie à la même époque) et le waacking ont en commun le groove funk, l’improvisation ludique et le sens du spectacle hérité des clubs. Chaque style garde pourtant sa signature, le locking mettant l’accent sur les arrêts brusques et les pointages du doigt, tandis que le waacking privilégie les rotations de bras et les poses inspirées du cinéma. D’autre part, une comparaison s’impose avec le voguing, autre danse née dans la communauté LGBTQ (cette fois dans le Harlem new-yorkais des années 80) et souvent confondue à tort avec le waacking. Le voguing et le waacking reposent tous deux sur des postures stylisées et une attitude extravagante, mais ils diffèrent par leurs références culturelles : le voguing s’inspire de la mode, des podiums et des magazines (d’où son nom en référence à Vogue), là où le waacking puise dans le glamour hollywoodien et l’univers des films. Comme le résument certains danseurs : « waacking is L.A., voguing is N.Y.C. ». Ces deux styles, longtemps underground, ont fini par côtoyer la scène hip-hop et partagent désormais avec elle des espaces d’expression communs, que ce soit lors de battles pluridisciplinaires ou de collaborations artistiques.

La présence du waacking dans la culture hip-hop s’illustre également par son intégration dans les spectacles, les médias et l’industrie du divertissement. De nombreuses compagnies de danse hip-hop intègrent des séquences de waacking dans leurs créations afin d’y apporter une touche d’originalité, de vitesse et de théâtralité. Sur les plateaux de télévision et les scènes de théâtre, des danseurs waackers sont régulièrement mis en avant, que ce soit dans des concours de danse télévisés, des tournées d’artistes ou des comédies musicales. En France, on a pu voir par exemple des danseurs de waacking briller dans des émissions de talents et festivals urbains, témoignant de l’engouement du public pour ce style longtemps méconnu. Les clips musicaux et concerts d’artistes intègrent eux aussi du waacking pour son impact visuel unique : Beyoncé, pour ne citer qu’elle, a fait appel à des waackers dans certaines de ses mises en scène (le clip Apeshit en est un exemple emblématique), tout comme d’autres stars de la pop et du hip-hop cherchant à insuffler un esprit disco-funk dans leurs chorégraphies. Cette visibilité mainstream aurait été inimaginable lors de la création du style, et elle témoigne du chemin parcouru : né dans l’ombre des clubs queer, le waacking s’épanouit désormais sous les projecteurs de la culture hip-hop et pop mondiale.

waacking hip-hop

Caractéristiques du style waacking en danse

Mouvements et gestuelle

Le waacking se distingue avant tout par ses mouvements de bras fulgurants qui fendent l’air au rythme de la musique. Les bras exécutent des rotations rapides autour des épaules, souvent au-dessus de la tête ou dans le dos, créant l’effet d’un fouet d’où est tiré le nom « waack » (onomatopée du claquement). Ces moulinets de bras peuvent rappeler visuellement le maniement de nunchakus ou l’agitation de rubans, tant ils sont fluides et rapides. La gestuelle incorpore également des poses figées : le danseur marque un arrêt soudain dans une position dramatique, généralement en synchronisation avec un accent musical. Ces poses, héritées de l’imagerie des séances photos et du cinéma, donnent au waacking un aspect très photographique, comme une succession de freeze captivants. L’ensemble du corps participe au mouvement tout en mettant en valeur le travail des bras. Le buste est droit et engagé, la poitrine légèrement sortie, une posture qui exprime la fierté et l’assurance. Le jeu de jambes, quant à lui, reste relativement simple et ancré dans le sol : pas chassés, déplacements latéraux ou marches cadencées servent surtout à suivre le rythme et à changer d’orientation, tandis que le haut du corps réalise l’essentiel du vocabulaire dansé. Cette économie de pas permet aux mouvements de bras d’être le point focal et d’occuper l’espace avec amplitude.

Musicalité et rythme

La relation à la musique est cruciale en waacking. Historiquement pratiqué sur la disco des années 70, le waacking épouse le tempo entraînant et les riches orchestrations de ce genre musical. La disco offre un rythme binaire (4/4) soutenu, avec des lignes de basse et des percussions régulières qui donnent une structure claire pour la danse. Les waackers marquent les temps avec précision : chaque battement peut correspondre à un mouvement de bras ou à un changement de pose. Ils exploitent non seulement la pulsation principale, mais aussi les accents secondaires et les syncopes, rendant leur danse très musicale. Une caractéristique notable du waacking est l’importance accordée à l’interprétation des vocaux et des mélodies. Le danseur ne se contente pas de marquer le beat, il cherche à traduire en gestes les nuances d’une voix, l’émotion d’un refrain, ou l’intensité d’un crescendo musical. Par exemple, sur un morceau de Donna Summer ou de Diana Ross, un waacker pourra accentuer un point culminant de la chanson par un mouvement de bras ample et expressif, comme pour « montrer » la voix au public. Cette capacité à raconter la musique avec son corps confère au waacking une dimension presque narrative. Aujourd’hui, bien que le disco/funk demeure la bande-son privilégiée pour son authenticité, le waacking s’adapte à une grande variété de styles musicaux : on le pratique sur de la house, de la pop moderne, de l’électro, voire sur certains morceaux hip-hop ou R&B. L’important est que le morceau ait un rythme marqué et des éléments musicaux que le danseur pourra accrocher avec sa gestuelle. Quelle que soit la musique utilisée, le waacking exige du danseur une écoute fine et une réactivité instantanée pour coller au moindre accent sonore.

Energie et attitude

Le waacking dégage une énergie explosive et communicative. La vitesse d’exécution des mouvements de bras, enchaînés en rafales, donne une impression d’intensité ininterrompue. Pourtant, cette énergie brute est savamment contrôlée : le danseur module son effort pour pouvoir stopper net en pose ou repartir de plus belle en un éclair, créant des contrastes dynamiques saisissants. Le style requiert autant d’endurance physique (pour tenir la cadence endiablée d’un morceau disco) que de précision technique. Au-delà de la dépense physique, c’est l’attitude qui fait vibrer le waacking. Hérité de son contexte d’origine, le waacking est indissociable d’un certain feeling de fierté et de défi. Sur scène ou sur la piste, le waacker se présente avec une confiance en soi affichée, une présence presque impériale. Le regard est droit et perçant, fixé vers le public ou vers son adversaire en battle, traduisant une détermination joyeuse. Les expressions du visage sont utilisées pour amplifier le côté théâtral : un sourire narquois, un clin d’œil, une moue exagérée peuvent ponctuer la performance et établir une connexion avec l’audience. L’attitude en waacking emprunte beaucoup aux divas et icônes dont il s’inspire, on y retrouve de l’arrogance assumée, de la sensualité, mais aussi de l’humour et du jeu. En effet, le waacking encourage les danseurs à exprimer pleinement leur personnalité et leurs émotions. Ce n’est pas une danse neutre ou purement technique : chaque performance raconte quelque chose de personnel. Historiquement, c’était un moyen pour des individus oppressés de crier « Regardez-moi, j’existe et je brille ». Cet esprit d’empowerment perdure aujourd’hui : le waacking, par son énergie et son attitude flamboyante, continue d’être un vecteur de libération de soi et de célébration de l’individualité.

Look et style vestimentaire

Le waacking s’accompagne souvent d’une esthétique vestimentaire marquée, prolongeant l’expression de la danse dans le costume. Issu de la culture disco, ce style valorise les tenues extravagantes et colorées. Sur scène ou en battle, il n’est pas rare de voir des waackers arborer des vêtements pailletés, des motifs rétro, ou des accessoires flashy rappelant l’âge d’or des clubs. Pantalons à pattes d’éléphant, vestes à franges, lunettes de soleil oversized, coiffures volumineuses ou chapeaux haut-de-forme : tout ce qui peut ajouter du caractère et de l’allure est le bienvenu. Le look fait partie intégrante du personnage que le danseur crée en dansant. Dans l’esprit de subversion hérité de la communauté queer, de nombreux waackers n’hésitent pas à brouiller les normes de genre à travers leur apparence. On pourra voir par exemple des danseurs masculins en talons hauts ou maquillés, des danseuses adoptant des codes vestimentaires masculins, le tout dans un esprit de libre expression. L’important est que la tenue contribue à la story et à l’attitude dégagée. Un costume bien choisi peut accentuer la silhouette et les mouvements (une manchette qui vole lors d’un mouvement de bras, un pantalon évasé qui souligne un tour sur soi, etc.), renforçant l’impact visuel de la performance. Cela dit, le waacking peut se pratiquer en tenue simple : le style ne dépend pas du vêtement. Mais dans le cadre de shows ou de battles, soigner son look permet au danseur d’entrer pleinement dans son personnage et de rendre hommage aux racines glamour de cette danse.
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