Histoire du ballet :
Période Pré-romantique (1750-1830)
Pré-Romantique (1750-1830)
La réforme du ballet au milieu du XVIIIe siècle
Vers le milieu du XVIIIe siècle, autour de 1750, le ballet entre dans une période de profonde remise en question. Héritier direct du ballet baroque, il reste encore fortement marqué par l’esthétique de la cour, par le goût du décoratif et par une danse souvent conçue comme un simple ornement de l’opéra. Les spectacles sont alors dominés par des entrées successives, sans véritable continuité dramatique, où la virtuosité et la beauté des formes priment sur le sens. Peu à peu, cette conception commence à lasser artistes et spectateurs, qui ressentent un décalage entre la richesse visuelle des ballets et la pauvreté de leur contenu expressif.
À partir des années 1750, cette insatisfaction se traduit par une critique de plus en plus nette du ballet baroque. Les gestes codifiés, les costumes lourds, les perruques et surtout les masques, qui figent le visage, sont perçus comme des obstacles à l’expression des émotions. Le danseur apparaît prisonnier d’un langage trop formel, incapable de transmettre des sentiments clairs. Dans un siècle marqué par les idées des Lumières, par la valorisation de la raison et de la nature, le ballet semble en retard. Il doit, lui aussi, se rapprocher de l’humain, devenir plus lisible et plus sincère.
S’amorce alors le déclin des formes allégoriques et mythologiques qui dominaient jusque-là les scènes. Les dieux de l’Olympe, les figures abstraites et les symboles complexes parlent de moins en moins au public. Leur sens, souvent réservé à une élite cultivée, ne correspond plus aux attentes d’un spectateur qui souhaite comprendre ce qu’il voit sans avoir besoin d’explications savantes. Le ballet commence alors à se détourner de ces sujets figés pour s’intéresser davantage à des histoires simples, inspirées de situations humaines reconnaissables, où les relations entre les personnages deviennent centrales.
Jean-Georges Noverre et le ballet d’action
Dans cette dynamique de transformation du ballet au cours de la seconde moitié du XVIIIe siècle, la figure de Jean-Georges Noverre s’impose progressivement comme centrale. Né en 1727 et actif sur les plus grandes scènes européennes jusqu’à la fin du siècle, il traverse une période de profonds bouleversements artistiques et intellectuels. Danseur, maître de ballet et théoricien, il observe avec lucidité les limites du ballet de son temps et cherche à lui donner une nouvelle direction, plus cohérente et plus expressive.
En 1760, la publication des Lettres sur la danse et sur les ballets marque un tournant décisif. Cet ouvrage, rédigé sous forme de réflexions adressées à des artistes et à des mécènes, propose une véritable théorie du ballet d’action. Noverre y affirme que la danse doit pouvoir raconter une histoire complète sans le secours de la parole. Chaque ballet doit être construit comme un drame, avec une logique interne claire, où les actions s’enchaînent naturellement et où le spectateur peut suivre le fil narratif sans difficulté.
Au cœur de cette pensée se trouve l’idée que la danse ne peut plus être une succession de pas brillants sans lien entre eux. Le mouvement doit devenir porteur de sens. Pour Noverre, un geste n’a de valeur que s’il exprime une intention, une émotion ou une situation dramatique. Cette conception transforme profondément le rôle du danseur, qui n’est plus seulement un technicien, mais un interprète capable d’émouvoir et de convaincre par son jeu corporel.
La suppression des masques s’inscrit pleinement dans cette recherche de vérité expressive. Jusqu’alors très répandus sur les scènes européennes, ils effacent les traits du visage et empêchent toute lecture fine des émotions. Noverre les considère comme contraires à la nature même du ballet d’action. En libérant le visage, il redonne au regard et à l’expression faciale une place essentielle dans la narration. Le danseur peut alors transmettre la joie, la peur, la colère ou la tristesse de manière directe et compréhensible.
Cette réforme ne concerne pas seulement le danseur, mais l’ensemble du spectacle. Noverre insiste sur l’unification de la danse, de la musique et de la pantomime. Ces éléments ne doivent plus coexister de façon indépendante, mais travailler ensemble au service du récit. La musique accompagne et soutient l’action dramatique, la pantomime clarifie les situations et la danse exprime les sentiments intérieurs des personnages. Cette unité renforce la cohérence du ballet et en facilite la compréhension.
L’importance accordée à la narration dramatique modifie aussi la structure des œuvres. Les ballets tendent à abandonner les entrées décoratives au profit de scènes construites, liées entre elles par une progression logique. Le spectateur n’est plus invité à admirer seulement la beauté des formes, mais à suivre une histoire, à s’attacher aux personnages et à ressentir leurs émotions. Cette évolution correspond pleinement à l’esprit de la seconde moitié du XVIIIe siècle, qui valorise la clarté, la sensibilité et la raison.
Entre 1760 et les premières décennies du XIXe siècle, les idées de Noverre se diffusent largement en Europe, même si leur application reste inégale. Elles posent néanmoins les bases d’un ballet narratif et expressif, où l’émotion devient aussi importante que la technique.
Transformations esthétiques et scéniques
Dans le prolongement des idées développées dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, les transformations esthétiques et scéniques du ballet deviennent de plus en plus visibles à la fin des années 1760 et tout au long des décennies suivantes. Ces changements ne concernent pas seulement la manière de danser, mais aussi l’apparence même du spectacle. Le public découvre peu à peu un art qui cherche à être plus lisible, plus proche de la réalité des corps et des émotions, en accord avec les sensibilités nouvelles de la fin du siècle.
La réforme des costumes joue un rôle essentiel dans cette évolution. Jusqu’alors, les danseurs sont souvent entravés par des habits lourds, inspirés de la mode de cour, qui limitent les mouvements et masquent la ligne du corps. À partir des années 1770 et 1780, les costumes s’allègent progressivement. Les tissus deviennent plus souples, les volumes diminuent, et les vêtements sont pensés pour servir l’action dramatique plutôt que l’apparat. Cette transformation permet une plus grande liberté de mouvement et rend les gestes plus clairs pour le spectateur.
Dans le même esprit, les décors connaissent eux aussi un allègement notable. Les grandes machineries spectaculaires, très présentes dans le ballet baroque, cèdent progressivement la place à des espaces scéniques plus sobres. L’objectif n’est plus d’impressionner par la profusion d’éléments visuels, mais de soutenir l’atmosphère de l’action. Les décors deviennent un cadre au service de l’histoire, laissant davantage de place aux interprètes et à leur expressivité. Cette évolution s’inscrit pleinement dans les dernières décennies du XVIIIe siècle.
À la fin de ce siècle, autour des années 1780 à 1800, la danse expressive s’affirme comme une priorité artistique. Le mouvement n’est plus seulement évalué pour sa difficulté ou sa précision, mais pour sa capacité à transmettre une émotion. Les ports de bras, les attitudes et les déplacements sont pensés comme des moyens d’expression sensibles. Le corps devient un véritable outil narratif, capable de suggérer des états intérieurs et des relations entre les personnages.
Le développement de la pantomime accompagne cette évolution. Elle se structure et s’affine, devenant un langage de gestes compréhensible par un large public. Les actions mimées ne sont plus exagérées ou décoratives, mais intégrées de manière fluide à la danse. Elles permettent de clarifier les situations dramatiques, de rendre visibles les intentions des personnages et d’assurer la continuité du récit. Cette intégration renforce l’unité du ballet et facilite l’identification du spectateur à l’histoire racontée.
Le rôle de l’interprète devient central, le danseur n’est plus seulement jugé sur sa technique, mais sur sa capacité à incarner un personnage. Son sens de l’interprétation, sa présence scénique et sa compréhension du drame prennent une importance nouvelle. Entre la fin du XVIIIe siècle et les premières décennies du XIXe siècle, cette valorisation de l’interprète prépare le terrain à une danse où l’individualité et l’émotion occuperont une place majeure.
Bouleversements politiques et institutionnels
À la fin du XVIIIe siècle, les transformations du ballet sont aussi profondément liées aux bouleversements politiques et sociaux qui traversent l’Europe. La Révolution française de 1789 marque une rupture majeure, non seulement dans l’histoire politique, mais aussi dans l’organisation des arts. Le ballet, longtemps associé au pouvoir monarchique et à la culture de cour, se trouve directement concerné par ces changements radicaux qui redéfinissent les rapports entre l’art, les institutions et le public. Avec la chute de l’Ancien Régime, les ballets de cour disparaissent définitivement. Ces spectacles, conçus pour célébrer le roi et l’aristocratie, n’ont plus leur place dans une société qui rejette les symboles de la monarchie. La danse cesse d’être un privilège réservé à une élite et perd sa fonction de représentation politique du pouvoir. Cette disparition oblige le ballet à se réinventer, à trouver de nouveaux lieux, de nouveaux financements et surtout un nouveau public. Dans les années qui suivent 1789, les institutions chorégraphiques connaissent une profonde réorganisation. En France, les structures liées à la cour sont dissoutes ou transformées, et les théâtres passent progressivement sous contrôle public ou municipal. L’Opéra de Paris, malgré les troubles révolutionnaires, demeure un centre essentiel de la danse, mais son fonctionnement évolue pour s’adapter aux nouvelles réalités politiques et économiques. Le statut des artistes change également, les danseurs devenant de plus en plus des professionnels salariés, dépendants du succès public des spectacles. Ce contexte favorise le développement du ballet public. Désormais, les représentations s’adressent à un public plus large, composé de différentes couches de la société. Le ballet doit plaire, émouvoir et retenir l’attention de spectateurs qui paient leur place. Cette nouvelle relation au public renforce l’importance de la clarté narrative et de l’expressivité, car le succès d’un spectacle repose de plus en plus sur sa capacité à être compris et apprécié par tous. Parallèlement, entre la fin du XVIIIe siècle et les premières décennies du XIXe siècle, on observe un essor marqué des théâtres d’opéra dans de nombreuses villes européennes. Paris, mais aussi Londres, Vienne, Milan ou encore Naples, deviennent des centres majeurs de création chorégraphique. Ces institutions offrent au ballet un cadre stable et visible, favorisant la circulation des artistes et des idées à travers l’Europe. Le ballet s’inscrit alors durablement dans la vie culturelle urbaine.
Vers une sensibilité pré-romantique (début XIXe siècle)
Ces bouleversements politiques et institutionnels transforment en profondeur la place du ballet dans la société. En quittant définitivement la sphère de la cour pour investir celle du théâtre public, il devient un art autonome, soumis aux attentes du public et aux dynamiques culturelles de son temps. À l’aube des années 1830, cette évolution prépare le terrain à l’épanouissement du ballet romantique, qui s’inscrira pleinement dans ce nouvel espace artistique et social.
Au tournant du XIXe siècle, entre les années 1800 et 1830, une sensibilité nouvelle commence à imprégner le ballet. Sans constituer encore le romantisme accompli, cette période voit émerger un changement profond dans la manière de penser l’art et l’être humain. Les bouleversements politiques récents, les mutations sociales et l’évolution des goûts artistiques conduisent à une attention accrue portée à l’individu, à son monde intérieur et à ses émotions. Le ballet, comme les autres arts, s’inscrit pleinement dans ce climat de transition.
Au début du XIXe siècle, la sensibilité pré-romantique se manifeste par un désir d’évasion et de rêve. Le public se détourne peu à peu des récits strictement rationnels ou historiques pour s’ouvrir à des univers plus poétiques. Les thèmes abordés sur scène se chargent d’une dimension émotionnelle plus forte, cherchant moins à expliquer qu’à faire ressentir. Cette évolution correspond à une époque marquée par l’instabilité et l’incertitude, où l’art devient un refuge et un espace d’expression sensible.
Le goût pour le surnaturel et le fantastique s’affirme progressivement dans les années 1810 et 1820. Apparitions, esprits, créatures irréelles et mondes invisibles commencent à peupler l’imaginaire chorégraphique. Ces éléments permettent de dépasser les limites du réel et d’explorer des émotions intenses, comme la peur, le désir, la mélancolie ou l’émerveillement. La scène devient un lieu où l’on peut représenter l’invisible et suggérer ce qui échappe à la raison.
Cette ouverture vers le fantastique modifie la perception du corps dansant. Le danseur cherche moins à démontrer sa virtuosité qu’à créer une atmosphère, à évoquer des sensations et des états d’âme. Les mouvements gagnent en douceur et en fluidité, donnant parfois l’impression d’un corps plus léger, presque irréel. Cette recherche annonce les grandes figures féminines aériennes qui s’imposeront après 1830, même si elles restent encore en gestation durant cette période.
Évolution technique et affirmation du rôle féminin
Dans les premières décennies du XIXe siècle, parallèlement aux évolutions esthétiques et sensibles déjà engagées, le ballet connaît des transformations techniques importantes qui modifient profondément la place et l’image de la danseuse. Entre 1800 et 1830, le rôle féminin s’affirme progressivement sur scène, annonçant un basculement durable dans l’histoire de la danse classique. La figure de la ballerine devient peu à peu centrale, tant sur le plan artistique que symbolique.
Cette transformation du rôle féminin s’explique en partie par l’évolution des attentes du public. La danseuse incarne de plus en plus souvent des personnages empreints de sensibilité, de fragilité ou de mystère, en accord avec les goûts pré-romantiques du début du siècle. Son corps devient le principal vecteur de l’émotion et du rêve. Là où le danseur masculin dominait encore largement la scène au XVIIIe siècle, la danseuse attire désormais le regard et concentre l’attention dramatique.
Sur le plan technique, cette évolution s’accompagne de recherches nouvelles autour de l’élévation et de la légèreté. Dès les années 1810, apparaissent les premières formes de pointes rudimentaires. Il ne s’agit pas encore de la technique maîtrisée qui se développera après 1830, mais plutôt d’appuis très brefs sur l’extrémité du pied, réalisés avec des chaussons renforcés de manière sommaire. Ces essais visent à donner l’illusion d’un corps qui se détache du sol, renforçant l’impression d’irréalité et de grâce.
L’allègement progressif du costume féminin joue un rôle déterminant dans ces avancées. Les robes épaisses et contraignantes héritées du siècle précédent disparaissent peu à peu au profit de vêtements plus légers, qui dégagent les jambes et libèrent les mouvements. Cette évolution, visible dès la fin du XVIIIe siècle, s’accentue au début du XIXe siècle. Le costume n’est plus seulement décoratif, il devient un outil au service de la danse et de l’expression corporelle.
Codification et prémices du ballet romantique
À l’approche des années 1820, le ballet entre dans une phase de structuration décisive qui vient consolider les acquis de la période pré-romantique. Les recherches esthétiques et expressives trouvent désormais un appui dans une réflexion plus précise sur la technique. Cette volonté de clarté et d’ordre répond à un besoin de stabilité après plusieurs décennies de transformations, et prépare l’émergence d’un langage commun qui pourra être transmis, enseigné et reconnu sur l’ensemble des scènes européennes.
Carlo Blasis occupe une place centrale dans ce processus. Né en 1797 et actif surtout dans les années 1820 et 1830, il incarne une nouvelle figure d’artiste-pédagogue. Danseur, maître de ballet et théoricien, il s’attache à analyser le mouvement avec rigueur et à en définir les principes fondamentaux. Ses écrits, notamment publiés à partir de la fin des années 1820, cherchent à donner à la danse une base scientifique et rationnelle, en accord avec l’esprit de son temps.
Cette démarche conduit à une codification technique moderne. Les positions, les équilibres, les axes du corps et la coordination des mouvements sont pensés de manière précise. La danse s’organise autour d’un corps maîtrisé, capable d’allier stabilité et légèreté. Cette codification ne vise pas à brider l’expression, mais au contraire à lui offrir un cadre solide. En fixant des repères clairs, elle permet aux danseurs de développer une virtuosité plus sûre et une expressivité plus contrôlée.
Les interprètes les plus remarquables commencent à être reconnus pour leur style personnel et leur excellence technique. On voit apparaître les premiers danseurs et danseuses considérés comme des figures majeures, admirées par le public et mises en avant par les institutions. Cette reconnaissance annonce la naissance du danseur-étoile, dont la présence scénique et la singularité deviennent des éléments essentiels du succès d’un ballet.
Au fil des années 1820, ces évolutions se combinent et s’intensifient. La technique est désormais suffisamment codifiée pour soutenir des exigences artistiques nouvelles, tandis que l’interprétation gagne en finesse et en individualité. Le ballet se trouve à un point d’équilibre entre discipline et émotion, entre rigueur formelle et imagination poétique. Ce moment charnière marque la fin progressive de la période pré-romantique.
Autour de 1830, cette accumulation de transformations ouvre clairement la voie au ballet romantique. Les bases techniques sont en place, les interprètes sont prêts à porter des rôles plus complexes, et le public est sensible à une danse qui mêle virtuosité, narration et émotion. La transition s’opère sans rupture brutale, mais avec la conscience qu’un nouveau chapitre de l’histoire du ballet est sur le point de s’écrire.
LIRE LA SUITE …