Histoire du ballet :
Période Romantique (1830-1870)
Période Romantique (1830-1870)
L’émergence du ballet romantique (années 1830)
Au tournant des années 1830, l’Europe connaît une profonde transformation de ses sensibilités artistiques et culturelles. Le romantisme s’impose progressivement dans la littérature, la peinture, la musique et le théâtre, en réaction à l’héritage du XVIIIe siècle et à la rigueur du classicisme. Cette période, que l’on situe généralement entre 1830 et 1870, correspond à une époque marquée par les bouleversements politiques, sociaux et industriels, mais aussi par un besoin nouveau d’exprimer l’émotion, l’intime et l’invisible. La danse classique, et plus particulièrement le ballet, ne reste pas à l’écart de ce mouvement et se transforme en profondeur après la Période Pré-Romantique.
Le rejet du classicisme strict ne signifie pas une rupture brutale avec le passé, mais plutôt un glissement des valeurs esthétiques. Là où le ballet d’action du XVIIIe siècle cherchait la clarté du récit, l’équilibre et la raison, le ballet romantique s’autorise davantage de liberté. Les intrigues deviennent plus simples, parfois volontairement floues, et la narration cède peu à peu la place à l’atmosphère et à la suggestion. À partir de 1831, année souvent retenue comme point de départ symbolique du ballet romantique à l’Opéra de Paris, le goût du public évolue clairement vers des sujets nouveaux, inspirés du Moyen Âge, des légendes nordiques, des romans gothiques et des poésies romantiques alors en vogue en Europe.
Cette transformation s’accompagne d’un attrait croissant pour le surnaturel et le fantastique. Les ballets romantiques se déroulent rarement dans un cadre réaliste ou contemporain. L’action est presque toujours située dans un « ailleurs », un monde éloigné dans le temps ou dans l’espace, souvent indéfini, propice à l’évasion. Forêts nocturnes, clairières baignées de lune, ruines médiévales ou contrées imaginaires deviennent des décors récurrents. Le deuxième acte, souvent appelé « acte blanc », incarne pleinement cet imaginaire romantique : un univers nocturne et surnaturel, peuplé de sylphides, de wilis ou d’esprits féminins, qui tranche avec le monde plus quotidien du premier acte.
Ce goût pour le fantastique répond à une fascination plus large du XIXe siècle pour l’invisible et l’irrationnel. À la même époque, la littérature romantique s’empare des figures de fantômes, de créatures surnaturelles et de forces obscures, tandis que la peinture explore des paysages tourmentés et chargés d’émotion. Le ballet romantique s’inscrit pleinement dans cette dynamique en proposant un art qui ne cherche plus seulement à raconter une histoire, mais à faire ressentir une ambiance, une émotion, un trouble. La danse devient alors un langage privilégié pour exprimer ce qui échappe aux mots.
L’imaginaire et l’émotion occupent ainsi une place centrale dans l’esthétique romantique. Les critiques de l’époque, comme Théophile Gautier ou Jules Janin, décrivent les ballets en termes poétiques, insistant sur la grâce, la légèreté et l’impression produite sur le spectateur plutôt que sur la précision du livret ou la complexité chorégraphique. La danse n’est plus seulement jugée pour sa technique, mais pour sa capacité à émouvoir, à faire naître un rêve ou une mélancolie. Cette évolution contribue à forger durablement l’image du ballet comme un art de l’évasion et de la sensibilité.
La ballerine devient la figure emblématique du ballet romantique. À partir des années 1830, l’imaginaire collectif associe de plus en plus la danse classique à un corps féminin idéalisé, aérien et presque immatériel. L’apparition et le développement de la danse sur pointes renforcent cette impression de légèreté et de détachement du sol, comme si la danseuse échappait aux lois de la gravité. Cette esthétique participe pleinement à l’esprit romantique, qui valorise l’élévation, le rêve et la spiritualité, souvent au détriment du réalisme et de la matérialité.
La ballerine romantique et l’évolution technique
À mesure que le ballet romantique s’installe durablement entre les années 1830 et 1870, la figure de la ballerine devient centrale, au point de redéfinir en profondeur l’esthétique et la technique de la danse classique. Le regard du public, de la critique et des institutions se concentre désormais presque exclusivement sur le corps féminin, perçu comme le principal vecteur d’émotion et de poésie. Cette évolution n’est pas soudaine, mais elle s’affirme clairement à partir du début des années 1830, notamment à l’Opéra de Paris, où la ballerine s’impose comme l’élément moteur du spectacle. La danse sur pointes joue un rôle déterminant dans cette transformation. Bien que des tentatives existent dès les années 1810, c’est dans les années 1830 que la technique se développe réellement et se stabilise. Elle ne cherche pas encore la virtuosité extrême que l’on connaîtra plus tard, mais vise avant tout à créer une illusion. Monter sur pointes permet d’allonger la silhouette, de réduire l’impact du poids du corps sur le sol et de donner l’impression que la danseuse flotte plutôt qu’elle ne marche. Dans cette période, la pointe n’est pas un exploit technique en soi, mais un moyen au service de l’imaginaire romantique. Cette recherche d’illusion transforme profondément le rapport au mouvement. La danse féminine privilégie les lignes continues, les ports de bras souples, les équilibres prolongés et les déplacements fluides. Tout est pensé pour effacer l’effort et masquer la difficulté. Le public ne doit pas voir la contrainte, mais croire à une forme d’élévation naturelle. L’esthétique du ballet romantique repose ainsi sur un paradoxe : une exigence technique croissante, dissimulée derrière une apparente facilité. C’est dans cette tension que se construit l’image de la ballerine aérienne, détachée du monde terrestre. La technique féminine évolue également vers une plus grande expressivité. Dans les années 1830 et 1840, la danse ne se limite plus à l’exécution de pas codifiés ; elle cherche à traduire des états intérieurs, des émotions, des fragilités. Le haut du corps, le regard et l’inclinaison de la tête prennent une importance nouvelle. La ballerine ne danse plus seulement pour montrer sa maîtrise, mais pour incarner une figure sensible, souvent marquée par la mélancolie, l’amour impossible ou la disparition. Cette expressivité contribue à renforcer le lien émotionnel entre la danseuse et le spectateur. Dans le même temps, le rôle masculin connaît un net déclin. À partir des années 1830, les danseurs sont progressivement relégués à des fonctions secondaires. Leur présence se limite souvent à soutenir, porter ou accompagner la ballerine, notamment dans les pas de deux. La virtuosité masculine, autrefois valorisée, perd de son prestige au profit d’un modèle où le danseur devient partenaire plus que protagoniste. Cette évolution s’explique en partie par les nouvelles normes esthétiques de l’époque, qui associent la danse à la grâce et à la légèreté, des qualités alors perçues comme essentiellement féminines.
Transformations esthétiques et scéniques
Entre les années 1830 et 1870, l’esthétique visuelle du ballet connaît un allègement progressif qui modifie la perception du corps dansant. Les costumes, jusque-là lourds et contraignants, s’adaptent aux nouvelles exigences du mouvement. Les étoffes s’allègent, les lignes se simplifient, permettant une plus grande liberté gestuelle et renforçant l’impression de fluidité recherchée par l’esthétique romantique. Apparaît alors le tutu romantique, long et vaporeux, qui s’impose dès les années 1830 et devient emblématique de la période. Tombant à mi-mollet ou jusqu’aux chevilles, il se distingue nettement des costumes rigides hérités des siècles précédents. Sa longueur dissimule en partie le travail précis des jambes, non pour le nier, mais pour en adoucir la lecture et privilégier l’image globale du mouvement. Le tutu romantique accompagne ainsi la volonté de créer une danse qui semble suspendue, plus suggérée que démonstrative. L’utilisation du tulle joue un rôle essentiel dans cette évolution. Cette matière légère et translucide permet de multiplier les couches sans alourdir la silhouette. Elle capte la lumière, se met en mouvement au moindre déplacement et prolonge visuellement les gestes de la danseuse. Le corps semble alors entouré d’un voile, presque immatériel, qui accentue l’illusion d’irréalité. À partir des années 1830, le tulle devient un élément central de l’esthétique du ballet romantique, autant pour les costumes que pour certaines parties des décors. Le développement du travail aérien s’inscrit dans cette même logique. Grâce aux progrès des machineries scéniques, les danseuses peuvent être élevées, déplacées ou donner l’illusion de voler. Dès les années 1830, ces dispositifs sont utilisés pour renforcer l’idée d’êtres surnaturels évoluant entre ciel et terre. Le public ne doit pas percevoir le mécanisme, mais croire à la légèreté absolue du corps. Ce travail aérien complète la danse sur pointes en prolongeant l’élévation au-delà des seules capacités physiques du danseur. Les décors participent pleinement à cette transformation esthétique. Les scènes romantiques se parent de paysages nocturnes, de forêts enveloppées de brume, de clairières baignées de lumière lunaire. Les peintres décorateurs utilisent des jeux de transparence, des toiles peintes et des éclairages tamisés pour créer des atmosphères floues et mystérieuses. À partir des années 1830 et tout au long du milieu du XIXe siècle, la scène devient un espace poétique où les contours se dissolvent, laissant place à l’émotion et à l’imaginaire.Oeuvres fondatrices et figures majeures du ballet
Au cœur de la période romantique, certaines œuvres et certaines figures jouent un rôle décisif dans la définition durable du ballet classique. Dès 1832, La Sylphide marque un tournant majeur. Créé à Paris, ce ballet incarne pleinement l’esthétique romantique en plaçant au centre de l’action une créature surnaturelle, inaccessible et fragile. L’histoire ne repose plus sur l’héroïsme ou la démonstration, mais sur le désir, la perte et l’impossibilité de retenir ce qui appartient à un autre monde. Cette œuvre impose un nouveau modèle narratif et visuel qui influencera profondément les créations des décennies suivantes.
La Sylphide est indissociable de la figure de Marie Taglioni, qui en devient l’interprète emblématique dès 1832. Son style de danse, fondé sur la douceur, la retenue et la continuité du mouvement, transforme la perception du corps dansant. Marie Taglioni ne cherche pas à impressionner par la force ou la virtuosité visible, mais par une qualité de présence presque irréelle. Son interprétation contribue à fixer durablement l’image de la ballerine romantique, éthérée et distante, dont la technique se met entièrement au service de l’émotion et du personnage.
Moins d’une décennie plus tard, en 1841, Giselle vient confirmer et approfondir cette nouvelle voie artistique. Créé à l’Opéra de Paris, ce ballet explore avec une intensité nouvelle le thème de la fragilité humaine et du passage entre le monde des vivants et celui des esprits. La structure de l’œuvre, qui oppose un univers réaliste à un monde surnaturel, devient un modèle repris tout au long du XIXe siècle. Giselle ne se contente pas de séduire le public de son époque ; il s’impose rapidement comme une référence incontournable du répertoire romantique.
La musique de Giselle, composée par Adolphe Adam, joue un rôle essentiel dans la force expressive du ballet. Accessible, claire et étroitement liée à l’action scénique, elle accompagne les émotions sans les alourdir. Dans les années 1840, cette approche musicale contribue à renforcer l’unité entre danse, récit et atmosphère. La musique ne domine pas la chorégraphie, mais la soutient, soulignant les états d’âme des personnages et les contrastes entre les différents mondes représentés.
Sur le plan chorégraphique, Giselle est le fruit d’un travail collectif, notamment porté par Jean Coralli et Jules Perrot. Jean Coralli, maître de ballet à l’Opéra de Paris, structure l’ensemble de l’œuvre et lui donne sa cohérence scénique. Jules Perrot, quant à lui, apporte une attention particulière à l’interprétation de la danseuse principale, affinant la gestuelle expressive et la relation entre le mouvement et le drame. Leur collaboration illustre la manière dont le ballet romantique s’élabore à partir d’un dialogue étroit entre chorégraphie, musique et interprétation.
Apogée et diffusion du ballet romantique
À partir du milieu des années 1830 et jusqu’aux années 1850, Paris s’impose comme le centre incontesté du ballet romantique. L’Opéra de Paris attire un public nombreux et fidèle, composé à la fois de la bourgeoisie, de l’aristocratie et d’une nouvelle classe urbaine avide de spectacles. Cette période est souvent considérée comme l’âge d’or du ballet romantique, tant la danse occupe alors une place centrale dans la vie culturelle parisienne. Les créations se succèdent, les reprises rencontrent un large succès et le ballet devient un élément incontournable de la programmation théâtrale. Dans ce contexte, la figure de la ballerine étoile se développe pleinement. À partir des années 1830 et surtout dans les années 1840, certaines danseuses acquièrent une notoriété exceptionnelle. Leur nom seul suffit à attirer le public, parfois davantage que le titre du ballet lui-même. La presse joue un rôle majeur dans cette reconnaissance, en multipliant les portraits, les critiques et les récits autour de leur vie artistique. La ballerine devient une véritable célébrité, admirée pour sa technique, son style et sa capacité à incarner l’idéal romantique. Cette reconnaissance dépasse rapidement les frontières françaises. Dès les années 1840, les danseuses romantiques se produisent dans les grandes capitales européennes. Londres, Milan, Vienne, Berlin ou Saint-Pétersbourg accueillent ces artistes venues de Paris, contribuant à diffuser le modèle du ballet romantique. Les tournées internationales permettent aux danseuses d’imposer leur style et d’influencer les pratiques locales, tout en adaptant parfois leur interprétation aux goûts des différents publics. L’internationalisation des ballerines accompagne ainsi la diffusion du ballet romantique en Europe. Les œuvres créées à Paris sont reprises et adaptées dans de nombreux théâtres, parfois avec des modifications de chorégraphie ou de mise en scène. Cette circulation des artistes et des œuvres favorise une forme d’unité esthétique à l’échelle européenne, tout en laissant place à des variations selon les traditions nationales. Entre les années 1840 et 1860, le ballet romantique devient un langage partagé, reconnu et apprécié bien au-delà de son lieu de naissance. À partir des années 1850 et jusqu’aux environs de 1870, cette diffusion contribue à transformer durablement le paysage chorégraphique européen. Même lorsque l’élan créatif du romantisme commence à s’essouffler à Paris, ses formes, ses thèmes et ses figures continuent de circuler. Le ballet romantique, né dans la capitale française, s’inscrit alors dans une histoire plus large, celle d’un art désormais international, dont l’influence marque profondément l’évolution future de la danse classique.
Le déclin du ballet romantique et son héritage
À partir de la fin des années 1850, le ballet romantique commence progressivement à perdre son élan en France. Le public parisien, longtemps fasciné par les figures surnaturelles et les héroïnes éthérées, se montre peu à peu moins réceptif à des thèmes devenus familiers. Les créations nouvelles se font plus rares et les reprises dominent les scènes. Cette période marque un essoufflement du romantisme, non pas brutal, mais progressif, lié à l’évolution des goûts, aux transformations sociales et à une certaine saturation des formes et des récits.
Dans les années 1860, le ballet romantique ne disparaît pas totalement des scènes françaises, mais il cesse d’être un moteur de renouvellement artistique. Les œuvres emblématiques continuent d’être dansées, mais elles appartiennent déjà à un répertoire patrimonial. La danse s’oriente alors vers une recherche accrue de structure, de clarté et de virtuosité, annonçant une transition vers un ballet plus académique. Cette évolution prépare le terrain à une nouvelle esthétique, dans laquelle la narration poétique laisse progressivement place à une organisation plus formelle du mouvement.
Alors que le romantisme décline en France, il trouve un nouvel élan en Russie. Dès le milieu du XIXe siècle, les théâtres impériaux de Saint-Pétersbourg et de Moscou accueillent et conservent les grandes œuvres romantiques, tout en en préservant l’esprit et le style. Dans ce contexte, le romantisme ne s’éteint pas, mais se transforme et se prolonge. Les ballets hérités de la tradition française y sont transmis, enrichis et intégrés à une nouvelle dynamique artistique qui marquera durablement l’histoire de la danse.
Cette différence d’évolution entre la France et la Russie joue un rôle clé dans la transition vers le ballet classique. Tandis que Paris s’éloigne peu à peu de l’esthétique romantique après 1860, la Russie en devient l’un des principaux conservatoires. Les principes hérités du romantisme, comme l’importance de la ligne, de l’élévation et de l’expressivité, sont alors intégrés dans un système technique plus codifié. Cette synthèse contribue à l’émergence d’un ballet classique structuré, fondé sur la virtuosité, la précision et l’équilibre.
Autour de 1870, la période romantique peut être considérée comme achevée. Si ses formes ne disparaissent pas, son esprit cède la place à une nouvelle ère chorégraphique. L’héritage du romantisme demeure pourtant essentiel. Il a profondément transformé la manière de raconter par la danse, de concevoir le corps sur scène et d’émouvoir le spectateur. Même après sa fin, le ballet romantique continue d’influencer durablement le développement de la danse classique, en France comme à l’international.
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