Histoire du ballet :
Période Classique (1870-1900)

Le déplacement du centre de gravité du ballet (1870-1880)

À partir de 1870, le ballet entre dans une phase de profond déséquilibre en France. La guerre franco-prussienne, la chute du Second Empire et les bouleversements politiques qui suivent fragilisent durablement les institutions culturelles. À l’Opéra de Paris, le ballet n’est plus au centre de la création artistique comme durant la Période Romantique. Il devient peu à peu un simple divertissement inséré dans les soirées lyriques. Les grandes figures chorégraphiques disparaissent, les créations se raréfient, et le public se détourne d’un art perçu comme figé. Dans les années 1870, la danse académique française survit surtout grâce à son passé glorieux, mais elle peine à se renouveler et à s’imposer face à l’essor de l’opéra et du théâtre. Ce déclin n’est pas brutal, mais progressif, presque silencieux, et il marque un véritable déplacement du centre de gravité du ballet européen.

Pendant que la France doute, la Russie affirme clairement sa volonté de faire du ballet un art majeur. Dès le milieu du XIXe siècle, et plus encore entre 1870 et 1880, Saint-Pétersbourg et Moscou deviennent les nouveaux pôles de référence. Le ballet y bénéficie d’un soutien direct de l’État impérial. Les théâtres impériaux russes ne sont pas de simples lieux de spectacle : ils incarnent le prestige du pouvoir, au même titre que l’armée ou les grandes institutions scientifiques. Le Théâtre Mariinsky à Saint-Pétersbourg et le Bolchoï à Moscou disposent de moyens financiers importants, d’orchestres permanents et de troupes stables. Cette organisation permet un travail régulier, rigoureux et ambitieux, très différent de la situation française de la même époque.

Au cœur de ce système se trouve l’École impériale de Saint-Pétersbourg, fondée officiellement en 1738 mais profondément restructurée au XIXe siècle. Dans les années 1870, elle devient un véritable modèle de formation. Les élèves y entrent très jeunes et suivent un enseignement quotidien, strictement encadré. La technique, la musicalité et la discipline du corps y sont travaillées avec une exigence extrême. Cette école ne forme pas seulement des danseurs, elle façonne un style, une manière de bouger, de se tenir, d’occuper l’espace. Le ballet cesse d’être un art fragile dépendant du goût du public ; il devient une institution solide, tournée vers la transmission et la durée.

Ce renforcement du ballet russe ne signifie pas une rupture avec l’Europe occidentale. Au contraire, la Russie s’appuie largement sur les traditions française et italienne. Depuis le début du XIXe siècle, de nombreux maîtres de ballet venus de Paris et de Milan sont invités à travailler dans les théâtres impériaux. La France apporte la clarté du style, la précision de l’en-dehors, le sens de la ligne et de l’élégance. L’Italie, quant à elle, transmet le goût de la virtuosité, la puissance du travail sur pointes et le développement de la technique masculine. Cette rencontre est essentielle : elle permet à la Russie de synthétiser deux grandes traditions tout en les dépassant.

Dans les années 1870 et 1880, ce transfert d’influences devient visible sur scène. Les ballets créés ou remontés en Russie se caractérisent par une grande rigueur académique, mais aussi par une ampleur nouvelle dans les déplacements et une attention accrue à l’unité entre musique, danse et décor. Le centre de gravité du ballet ne se situe plus à Paris, mais bien à Saint-Pétersbourg. Cette période prépare les grandes œuvres de la fin du siècle, comme La Belle au bois dormant en 1890 ou Le Lac des cygnes dans sa version définitive de 1895, qui marquent l’apogée du ballet classique.

Tandis que la France traverse une phase de retrait et de perte d’influence, la Russie construit patiemment un nouvel équilibre. Ce basculement n’efface pas l’héritage français et italien, il le transforme et le prolonge.

theatre mariinsky 1885

Marius Petipa et la codification académique

Dans les décennies qui suivent 1870, le ballet classique entre dans une phase de stabilisation et de structuration profonde, largement portée par la figure de Marius Petipa. Né en 1818 à Marseille, formé dans la tradition française et nourri de la virtuosité italienne, Petipa s’installe définitivement en Russie en 1847. C’est pourtant surtout à partir des années 1860, et plus encore entre 1870 et sa retraite officielle en 1903, qu’il impose une vision durable du ballet. À Saint-Pétersbourg, au sein des Théâtres impériaux, il devient le principal architecte d’un langage chorégraphique qui va fixer les règles du ballet académique tel qu’on le connaît encore aujourd’hui. La codification du ballet classique ne naît pas d’un texte théorique unique, mais d’une pratique répétée, patiemment affinée sur scène. Petipa organise la danse avec une rigueur nouvelle. Les pas, les enchaînements, les positions et les équilibres s’inscrivent dans une logique claire, lisible, presque géométrique. La danse devient un langage stable, transmissible, reconnaissable d’un ballet à l’autre. Entre 1870 et 1900, cette stabilité permet au public d’identifier immédiatement ce qu’est un grand ballet classique, indépendamment de l’intrigue ou du décor. Marius PetipaCette organisation s’appuie aussi sur une hiérarchisation très précise du corps de ballet. À la fin du XIXᵉ siècle, les rôles sont clairement répartis. Le corps de ballet forme une base collective, disciplinée et synchronisée, qui structure l’espace et met en valeur les solistes. Les demi-solistes assurent les rôles intermédiaires, tandis que les étoiles incarnent l’excellence technique et artistique. Cette hiérarchie n’est pas seulement administrative, elle est visible sur scène. Elle crée un équilibre entre l’individu et le groupe, entre l’effet d’ensemble et la mise en lumière des interprètes principaux. Parallèlement, la virtuosité technique connaît un développement sans précédent. Les années 1870 et 1880 voient une augmentation nette des exigences physiques. Les équilibres se prolongent, les pirouettes se multiplient, les sauts gagnent en hauteur et en précision. Le travail sur pointes devient central pour les danseuses, non plus comme simple effet spectaculaire, mais comme véritable outil expressif. Les danseurs, quant à eux, retrouvent une place technique forte, avec des variations exigeantes et une présence plus affirmée sur scène. Cette virtuosité n’est jamais gratuite dans l’esthétique de Petipa ; elle est intégrée à une construction d’ensemble où chaque moment trouve sa place. Dans les grands ballets créés ou fixés à cette époque, comme La Bayadère en 1877, La Belle au bois dormant en 1890 ou Raymonda en 1898, la danse tend progressivement à s’émanciper du récit. Sans faire disparaître l’histoire, Petipa accorde une place dominante à la danse pure, notamment dans les grands ensembles, les variations et les divertissements. Ces passages ne servent plus seulement à illustrer l’intrigue, ils deviennent des moments de danse autonome, où la musique et le mouvement dialoguent directement. Cette prédominance de la danse pure marque un tournant décisif dans l’esthétique du ballet classique. À la fin du XIXᵉ siècle, autour de 1900, le modèle mis en place par Marius Petipa s’impose comme une référence internationale. Il ne s’agit plus seulement d’un style russe, mais d’une synthèse durable des traditions française et italienne, stabilisée par des décennies de pratique. Cette codification académique offre au ballet une solidité nouvelle. Elle permet sa transmission au XXᵉ siècle et explique pourquoi, encore aujourd’hui, de nombreux spectacles et enseignements se réfèrent directement à cette période. Le ballet classique trouve alors sa forme la plus reconnaissable, à la fois rigoureuse, virtuose et profondément ancrée dans la danse elle-même.

L’esthétique et la structure du ballet classique

À la toute fin du XIXᵉ siècle, le ballet classique atteint une forme d’équilibre esthétique qui devient l’un de ses signes distinctifs. La danse, la musique et le décor ne sont plus pensés séparément, mais comme des éléments interdépendants. La chorégraphie se construit en étroite relation avec la partition musicale, souvent composée spécifiquement pour le ballet, comme c’est le cas avec les œuvres de Tchaïkovski dans les années 1890. Le décor et les costumes ne se contentent plus d’illustrer un lieu ou une époque ; ils participent à l’atmosphère générale et soutiennent la lisibilité des mouvements. Cette recherche d’harmonie vise à offrir au spectateur une expérience cohérente, où chaque composante renforce les autres sans jamais prendre le dessus. Dans ce cadre très structuré, le pas de deux classique s’impose comme un moment central du spectacle. Sa forme se stabilise progressivement dans la seconde moitié du XIXᵉ siècle. Vers les années 1870, on retrouve déjà une organisation reconnaissable, qui devient presque systématique dans les années 1880 et 1890. L’entrée commune installe le dialogue entre les deux danseurs, l’adagio met en valeur l’équilibre, la lenteur et la confiance mutuelle, puis viennent les variations individuelles, où chacun affirme sa virtuosité, avant une coda finale plus brillante. Ce pas de deux n’est pas seulement un moment narratif ou romantique ; il devient un espace privilégié pour montrer l’excellence technique et la maîtrise du style classique. La structure générale des ballets s’organise elle aussi de manière très codifiée. La majorité des grands ballets de cette période adoptent une construction en plusieurs actes, le plus souvent trois ou quatre. Chaque acte possède sa fonction dramatique et chorégraphique. Les premiers installent l’univers et les personnages, tandis que les actes suivants laissent une place croissante aux grandes scènes dansées. À partir des années 1880, certains actes, comme les grands tableaux de fêtes ou de divertissements, peuvent presque fonctionner indépendamment du récit. Cette organisation claire aide le public à suivre l’œuvre tout en offrant aux danseurs des espaces bien définis pour s’exprimer. Le corps de ballet joue un rôle fondamental dans cette esthétique. Sa disposition sur scène obéit à une logique de symétrie très précise. Les lignes sont nettes, les formations équilibrées, les déplacements calculés pour créer des images lisibles, même pour un spectateur éloigné. Cette symétrie n’est pas décorative : elle structure l’espace et met en valeur les solistes en les inscrivant dans un cadre collectif solide. À la fin du XIXᵉ siècle, le corps de ballet devient un véritable instrument visuel, capable de transformer la scène en un ensemble vivant et ordonné. Le perfectionnement des ensembles constitue l’un des aboutissements majeurs de cette période. Les scènes de groupe gagnent en complexité et en précision, notamment entre 1880 et 1900. Les danseurs doivent bouger comme un seul corps, avec une exactitude rythmique et spatiale extrême. Ces ensembles ne servent plus seulement de toile de fond, ils portent une part essentielle de l’esthétique du ballet classique. À travers eux, le ballet affirme son goût pour la clarté, la mesure et l’harmonie, des valeurs qui définissent durablement l’image du ballet classique et expliquent pourquoi cette période reste une référence encore aujourd’hui.
edgar degas before the ballet

L’évolution technique et vestimentaire

Entre 1870 et 1900, l’évolution technique du ballet classique va de pair avec une transformation visible des costumes et des accessoires, qui accompagne et rend possible une danse toujours plus exigeante. À cette période, la technique atteint un haut niveau de précision et de contrôle, et le vêtement n’est plus pensé comme un simple ornement. Il devient un outil au service du mouvement, révélant le corps du danseur et la clarté de la chorégraphie. Le tutu classique, dit « tutu plateau », s’impose progressivement à partir des années 1880. Contrairement au tutu romantique, long et vaporeux, qui descendait jusqu’au mollet, le tutu plateau est court, rigide et horizontal. Il dégage entièrement les jambes et met en valeur la propreté des lignes, la netteté des positions et la virtuosité des pas. Ce changement vestimentaire accompagne une nouvelle esthétique, plus brillante et plus démonstrative. Vers 1890, notamment dans La Belle au bois dormant ou Raymonda, le tutu plateau devient indissociable de l’image du ballet classique, contribuant à une vision plus architecturée du corps féminin. Cette évolution est étroitement liée au perfectionnement des chaussures de pointes. Si les pointes existent déjà au milieu du XIXᵉ siècle, elles se transforment profondément dans les décennies suivantes. Entre 1870 et 1900, la boîte de la pointe se renforce, la semelle se structure davantage et le soutien du pied s’améliore. Ces avancées permettent aux danseuses de tenir plus longtemps en équilibre, d’exécuter des tours plus stables et d’enchaîner les pas avec plus de sécurité. La danse sur pointes cesse peu à peu d’être un simple effet spectaculaire pour devenir un élément central de la technique classique. Dans le même temps, le rôle masculin connaît une réaffirmation technique importante. Après un certain effacement au cours de la période romantique, les danseurs retrouvent, à la fin du XIXᵉ siècle, une place essentielle dans la construction chorégraphique. Les variations masculines deviennent plus complexes, intégrant de grands sauts, des tours rapides et une maîtrise accrue de l’élévation. Le danseur n’est plus seulement un partenaire ou un soutien, il est un virtuose à part entière. Cette évolution est visible dès les années 1880 et s’affirme clairement dans les grands ballets de la décennie 1890.
la belle au bois dormant 1890

Les chefs-d’œuvre de Petipa et Tchaïkovski (1877-1892)

Entre 1877 et 1892, le ballet classique connaît l’un de ses sommets artistiques grâce à une collaboration étroite entre les chorégraphes des Théâtres impériaux et les compositeurs russes, au premier rang desquels figure Piotr Ilitch Tchaïkovski. À cette période, la musique de ballet cesse d’être un simple accompagnement fonctionnel. Elle devient une œuvre à part entière, pensée pour la danse, mais aussi pour l’écoute. Ce dialogue renouvelé entre musique et chorégraphie marque une rupture durable dans l’histoire du ballet classique.

TchaïkovskiPiotr Ilitch Tchaïkovski, né en 1840, apporte au ballet une richesse musicale inédite. Formé à la musique symphonique, il compose pour la danse avec la même exigence que pour le concert. Ses partitions développent des thèmes clairs, des atmosphères contrastées et une forte dimension émotionnelle. Cette approche transforme le travail chorégraphique. La danse ne se contente plus de suivre le rythme ; elle s’inscrit dans une construction musicale complexe, faite de nuances, de tensions et de respirations. Cette évolution est pleinement visible dès la création du Lac des cygnes en 1877.

Présenté pour la première fois au Théâtre du Bolchoï à Moscou en 1877, Le Lac des cygnes occupe une place particulière dans l’histoire du ballet. À sa création, l’œuvre ne rencontre pas immédiatement le succès espéré. La chorégraphie originale ne parvient pas encore à exploiter toute la richesse de la musique de Tchaïkovski. Pourtant, cette date marque un tournant décisif. La partition pose les bases d’un nouveau type de ballet, plus dramatique, plus unifié, où la danse exprime autant les émotions que le récit. Dans les années suivantes, cette œuvre va progressivement s’imposer comme un modèle, notamment après sa reprise et sa fixation définitive dans les années 1890.

Cette maturité artistique s’affirme pleinement avec La Belle au bois dormant, créée en 1890 au Théâtre Mariinsky de Saint-Pétersbourg. Ici, la collaboration entre Tchaïkovski et le chorégraphe atteint un équilibre remarquable. La musique soutient une danse claire, ordonnée, majestueuse, en parfaite adéquation avec l’esthétique classique de la fin du XIXᵉ siècle. Le ballet déploie une grande variété de formes, alternant scènes narratives, grands ensembles et moments de danse pure. Dès sa création, La Belle au bois dormant est perçue comme une synthèse du ballet classique académique, tant par sa structure que par sa richesse musicale.

Deux ans plus tard, en 1892, Casse-Noisette vient compléter ce triptyque devenu emblématique. Créé lui aussi à Saint-Pétersbourg, le ballet se distingue par une atmosphère plus intime et féerique. La musique de Tchaïkovski y joue un rôle central, notamment par l’utilisation de timbres nouveaux et de thèmes immédiatement reconnaissables. Si l’œuvre surprend lors de sa création, elle s’inscrit pleinement dans l’évolution du ballet classique vers une période de Modernisme, en accordant une place importante à la danse d’ensemble et aux divertissements. Casse-Noisette illustre la capacité du ballet de la fin du XIXᵉ siècle à toucher un large public tout en conservant une grande exigence artistique.

Le ballet classique russe à son apogée (fin XIXe siècle)

En cette fin de XIXème siècle apparaît la figure d’Alexandre Gorski, né en 1871 et formé au sein du système impérial. À partir des années 1890, il joue un rôle important dans la diffusion et le renouvellement du ballet classique, notamment à Moscou. Tout en respectant l’héritage académique, Gorski cherche à insuffler plus de vie, de naturel et de cohérence dramatique aux ballets existants. Son travail s’inscrit pleinement dans l’apogée du modèle classique, qu’il ne remet pas en cause, mais qu’il adapte aux sensibilités nouvelles de la fin du siècle.

Le rayonnement international du ballet russe s’intensifie à cette période. Les danseurs formés dans les écoles impériales sont reconnus pour leur discipline, leur précision et leur virtuosité. Des maîtres de ballet, des professeurs et des interprètes russes voyagent, enseignent et transmettent leur savoir-faire. Les grands ballets créés ou fixés à Saint-Pétersbourg et à Moscou circulent progressivement en Europe, contribuant à faire du modèle russe une référence incontournable. À la fin du XIXᵉ siècle, parler de ballet classique revient souvent à évoquer ce style précis, élaboré et perfectionné en Russie.

Cette reconnaissance marque l’aboutissement d’un long processus entamé bien avant 1870. Vers 1900, le ballet classique apparaît comme un art achevé, fondé sur un équilibre solide entre technique, esthétique et organisation scénique. Cette impression de perfection explique à la fois son immense prestige et les questionnements qui émergeront peu après. L’apogée de la fin du XIXᵉ siècle n’est pas une fin brutale, mais un sommet, à partir duquel le ballet va peu à peu chercher de nouvelles voies d’expression, tout en restant profondément marqué par l’héritage de cette période.