Histoire du ballet :
Russie et Modernisme (1900-1930)
Modernisme (1900-1930)
Du ballet impérial à la modernité chorégraphique (1900-1909)
Au tournant de l’année 1900, le ballet entre dans une période de doute et de transformation profonde. Depuis la fin du XIXe siècle, le modèle académique hérité du ballet impérial domine encore les scènes européennes, en particulier en Russie et en France. La technique est codifiée, les rôles et les hiérarchies sont fixés, les œuvres reposent sur des schémas narratifs éprouvés et sur une virtuosité attendue. Pourtant, autour de 1900, ce système commence à montrer ses limites, la Période Classique touche à sa fin. Le ballet académique, admiré pour sa rigueur et son éclat, apparaît de plus en plus comme figé, éloigné des préoccupations artistiques et sociales d’un monde en pleine mutation.
Cette remise en question du classicisme académique ne naît pas d’un rejet brutal, mais d’un lent décalage entre la tradition et le présent. Les danseurs et les chorégraphes formés dans les grandes institutions impériales, notamment à Saint-Pétersbourg et à Moscou, maîtrisent parfaitement la technique classique, mais ressentent le besoin de lui donner un nouveau souffle. Dès les premières années du XXe siècle, entre 1900 et 1905, certains artistes cherchent à sortir d’une danse perçue comme décorative ou purement démonstrative. Le ballet n’est plus seulement envisagé comme un divertissement prestigieux destiné à la cour ou à une élite, mais comme un art capable de dialoguer avec la musique, la peinture et les courants intellectuels de son temps.
La fin progressive de l’hégémonie du ballet impérial joue un rôle décisif. Le modèle russe, soutenu par l’État et incarné par les théâtres impériaux, reste une référence majeure, mais son autorité n’est plus incontestée. Les artistes circulent davantage, quittent les institutions, voyagent entre la Russie, Paris et d’autres capitales européennes. Cette mobilité, encore limitée autour de 1900, annonce déjà les bouleversements à venir. Elle permet aux danseurs de confronter leur formation classique à d’autres esthétiques et à d’autres manières de concevoir la scène. Le cadre strict de l’institution impériale commence ainsi à se fissurer, laissant apparaître de nouvelles libertés.
Entre 1900 et 1909, cette période de transition est marquée par une tension constante entre héritage et renouveau. La technique classique reste la base du travail, mais elle n’est plus une fin en soi. Les artistes s’interrogent sur le sens du mouvement, sur la relation entre le corps et la musique, sur la place de l’émotion et de l’expression. Cette réflexion rejoint des questionnements plus larges qui traversent les arts au début du XXe siècle, à un moment où le symbolisme, puis les premières formes de modernisme, cherchent à rompre avec le réalisme et les conventions établies.
C’est dans ce climat que s’affirme peu à peu une esthétique moderne du ballet. Sans encore porter ce nom, elle se construit par petites touches, par des choix artistiques qui déplacent les habitudes. La danse commence à s’émanciper partiellement de la narration stricte et de la pantomime codifiée. Le mouvement gagne en fluidité, en continuité, parfois en audace, tout en restant profondément ancré dans la tradition classique. Les décors et les costumes, encore très liés à l’esthétique académique au début des années 1900, tendent eux aussi à évoluer, cherchant une unité plus forte avec la danse et la musique.
La naissance des Ballets Russes (1909-1910)
La décennie qui s’ouvre en 1900 peut être comprise comme un moment charnière. Le classicisme académique n’est pas abandonné, mais il est questionné de l’intérieur. La fin de l’hégémonie du ballet impérial ne signifie pas sa disparition immédiate, mais la perte de son statut exclusif de modèle unique. Dans cet espace nouvellement ouvert, une esthétique moderne commence à émerger, encore fragile, encore hésitante, mais porteuse des grandes transformations qui marqueront le ballet entre 1909 et 1929. Cette remise en question silencieuse, parfois invisible pour le grand public de l’époque, prépare le terrain des Ballets Russes et du modernisme, en faisant du ballet un art pleinement inscrit dans son temps.
L’année 1909 marque un tournant décisif avec la création officielle des Ballets Russes. Cette date n’est pas un hasard : elle correspond à la première saison de la compagnie à Paris, au Théâtre du Châtelet. Diaghilev choisit Paris parce que la ville est alors un centre artistique majeur, un lieu où se croisent peintres, musiciens, écrivains et publics curieux des formes nouvelles. À la charnière entre le XIXe et le XXe siècle, Paris offre un terrain favorable à l’expérimentation, loin du cadre institutionnel très contrôlé des théâtres impériaux russes.
Dès les saisons de 1909 et 1910, les Ballets Russes proposent une vision du ballet qui tranche avec les habitudes. Les spectacles ne cherchent plus à raconter des histoires longues et détaillées selon les codes narratifs classiques hérités du romantisme et du ballet académique. Le récit, quand il existe, est souvent simplifié, parfois réduit à une atmosphère ou à une suite de situations. La danse gagne en importance expressive, et le mouvement devient porteur de sens sans dépendre entièrement d’une pantomime codifiée. Cette rupture ne signifie pas un rejet de la technique classique, qui reste la base du travail des danseurs, mais une autre manière de l’utiliser.
Ce qui frappe également le public parisien entre 1909 et 1910, c’est la collaboration étroite entre les arts. Diaghilev réunit autour de ses productions des compositeurs, des peintres et des décorateurs contemporains, convaincu que le ballet doit être pensé comme une œuvre globale. La musique n’est plus seulement un accompagnement, les décors ne sont plus de simples arrière-plans, et les costumes participent pleinement à l’identité du spectacle. Cette approche nouvelle donne au ballet une force visuelle et sonore inédite, en phase avec les recherches artistiques du début du XXe siècle.
Michel Fokine et la réforme chorégraphique (1910-1911)
Au moment où les Ballets Russes commencent à s’imposer sur les scènes européennes, une autre étape décisive se joue entre 1910 et 1911 avec l’affirmation de Michel Fokine comme chorégraphe réformateur. Né en 1880 et formé à l’école impériale de Saint-Pétersbourg, Fokine connaît parfaitement les règles du ballet classique de la fin du XIXe siècle. Il en maîtrise la technique, les formes et les usages, mais il en perçoit aussi les limites. Pour lui, le ballet hérité de la période 1870-1900 s’est enfermé dans des habitudes, notamment dans l’usage de divertissements insérés sans véritable lien avec l’action ou le sens général de l’œuvre. Dès la fin des années 1900, et plus clairement autour de 1910, Fokine défend l’idée que chaque ballet doit posséder une unité forte. La danse, la musique, les décors et les costumes doivent servir un même propos. Il remet en cause l’enchaînement automatique de variations brillantes destinées uniquement à montrer la virtuosité des danseurs. Ces moments, longtemps appréciés du public, lui semblent détachés de toute nécessité artistique. Leur abandon progressif marque une rupture importante avec la tradition académique, sans pour autant renier la technique classique qui reste au cœur de son écriture. Cette réforme chorégraphique prend une forme concrète en 1910 avec la création de L’Oiseau de feu. Le ballet est présenté par les Ballets Russes et réunit plusieurs éléments nouveaux. La musique est confiée à un jeune compositeur encore peu connu, Igor Stravinsky, né en 1882. Son écriture musicale, plus rythmée, plus contrastée, dialogue étroitement avec la chorégraphie de Fokine. La danse ne cherche plus à illustrer la musique de manière décorative, mais à en prolonger l’énergie et les accents. Chaque geste est pensé en relation avec le personnage et l’atmosphère du ballet. En 1911, Petrouchka confirme et approfondit cette transformation. Fokine y développe une danse étroitement liée au caractère des rôles. Les mouvements ne sont plus interchangeables d’un ballet à l’autre ; ils sont conçus pour traduire une situation, une émotion, une tension dramatique. Le corps du danseur devient un véritable outil d’expression, capable de suggérer la fragilité, la contrainte ou la révolte, sans passer par les codes narratifs traditionnels. Là encore, la musique de Stravinsky joue un rôle essentiel, imposant une structure forte qui influence directement le mouvement.
Nijinski et la révolution du ballet (1912-1913)
Après les réformes portées par Michel Fokine entre 1910 et 1911, une rupture encore plus radicale s’opère avec Vaslav Nijinski entre 1912 et 1913. Né en 1889 et formé lui aussi dans le cadre rigoureux de l’école impériale russe, Nijinski est d’abord reconnu comme un danseur d’exception. Sa virtuosité et sa présence scénique fascinent le public européen dès les premières saisons des Ballets Russes. Pourtant, lorsqu’il se tourne vers la chorégraphie, il emprunte une voie inattendue, qui rompt de manière frontale avec les principes esthétiques hérités de la période classique.
En 1912, L’Après-midi d’un faune marque un premier choc. Le ballet surprend immédiatement par son langage corporel. Les mouvements sont anguleux, souvent frontaux, volontairement éloignés de la fluidité et de l’élévation associées à la danse classique de la fin du XIXe siècle. Nijinski introduit une véritable géométrisation du mouvement, où les corps semblent se découper dans l’espace en lignes nettes et en profils presque figés. Cette approche transforme la scène en une surface plane, rappelant certaines formes visuelles issues de la peinture et des bas-reliefs antiques.
Cette esthétique nouvelle s’inspire largement des arts dits primitifs et archaïques, très présents dans les réflexions artistiques du début du XXe siècle. Nijinski ne cherche plus à idéaliser le corps selon les canons classiques, mais à en montrer une force plus brute, plus instinctive. La danse devient moins décorative et davantage symbolique, presque rituelle. Le geste n’est plus pensé pour séduire par sa virtuosité, mais pour produire un impact visuel et émotionnel fort.
L’année 1913 pousse cette révolution à son point extrême avec Le Sacre du printemps. Présenté à Paris, le ballet associe la chorégraphie de Nijinski à la musique d’Igor Stravinsky, déjà connue pour son audace. Dès les premières mesures, la rupture rythmique et musicale est évidente. Les accents irréguliers, les superpositions sonores et les rythmes martelés bouleversent les repères habituels du public. La danse répond à cette musique par des mouvements lourds, ancrés dans le sol, souvent collectifs, à l’opposé de la légèreté et de l’individualisation caractéristiques du ballet classique.
La première représentation provoque un scandale artistique retentissant. En 1913, le public parisien, partagé entre incompréhension et fascination, réagit vivement. Cris, protestations et débats accompagnent le spectacle, révélant à quel point cette œuvre remet en cause les attentes traditionnelles. Le Sacre du printemps ne se contente pas de choquer ; il ouvre un espace nouveau pour la danse, où le rythme, le corps et la musique ne suivent plus les règles établies.
Entre 1912 et 1913, l’apport de Vaslav Nijinski constitue une rupture sans précédent dans l’histoire du ballet. En quelques œuvres seulement, il fait basculer la danse classique hors de ses cadres habituels, tout en s’appuyant sur la formation rigoureuse héritée de la période 1870-1900. Cette révolution radicale, brève mais intense, marque durablement l’imaginaire du ballet et affirme que la danse peut être un lieu d’expérimentation extrême, capable de refléter les tensions et les bouleversements du monde moderne.
Les expérimentations modernistes du ballet (1914-1920)
Après le choc provoqué par les œuvres de 1912 et 1913, les années qui s’ouvrent entre 1914 et 1920 prolongent l’élan de rupture tout en l’orientant vers de nouvelles formes d’expérimentation. La Première Guerre mondiale, qui éclate en 1914, bouleverse profondément la vie artistique européenne. Les tournées sont interrompues, les repères esthétiques vacillent, et le ballet, comme les autres arts, se trouve confronté à un monde fragmenté. Dans ce contexte instable, la danse s’éloigne encore davantage des cadres hérités de la période classique de 1870 à 1900, sans pour autant perdre le socle technique issu de cette tradition.
C’est alors que Léonide Massine s’impose progressivement comme une figure centrale de cette nouvelle phase. Né en 1896 et formé à la danse classique, Massine hérite de l’exigence technique de l’école impériale, mais il l’oriente vers une recherche chorégraphique plus libre. À partir du milieu des années 1910, il s’engage dans des expérimentations où le mouvement n’est plus organisé autour d’un récit continu, mais pensé comme une construction visuelle et rythmique. Le ballet devient un espace de composition, proche des recherches menées simultanément dans les arts plastiques.
Les influences du cubisme et du futurisme jouent un rôle déterminant dans cette évolution. Ces courants, très présents dans les années 1910, fragmentent la perception du corps et de l’espace. La danse n’est plus conçue comme un flux linéaire, mais comme une succession de formes, de directions et d’énergies contrastées. Les gestes peuvent sembler mécaniques, anguleux ou volontairement stylisés, rompant avec l’expressivité psychologique ou narrative qui dominait encore auparavant. Cette approche accentue la déconstruction du ballet narratif, déjà amorcée les années précédentes.
L’exemple le plus marquant de cette période reste Parade, créé en 1917. Cette œuvre rassemble plusieurs figures majeures de l’avant-garde artistique. Jean Cocteau en conçoit l’argument, Erik Satie compose une musique qui intègre des sons du quotidien, et Pablo Picasso réalise les décors et les costumes. Leur collaboration transforme radicalement l’idée même de spectacle de ballet. Les costumes dessinés par Picasso, volumineux et géométriques, modifient la manière de bouger des danseurs, contraignant le corps et redéfinissant la relation entre mouvement et espace scénique.
Dans Parade, la danse n’a plus pour fonction de raconter une histoire au sens classique du terme. Elle participe à une construction globale où le visuel, le sonore et le corporel se répondent sans hiérarchie. La musique de Satie, volontairement simple et répétitive, rompt avec les grandes partitions symphoniques du XIXe siècle. Elle impose un rapport nouveau au rythme, parfois décalé, parfois presque ironique, qui influence directement la chorégraphie. Le spectateur n’est plus invité à suivre un récit, mais à expérimenter une succession de tableaux et de sensations.
Entre 1914 et 1920, ces expérimentations modernistes prolongent la remise en cause du ballet classique tout en lui ouvrant des perspectives inédites. Léonide Massine, en dialoguant avec les avant-gardes artistiques de son temps, transforme le ballet en un lieu de recherche partagée. La danse classique, issue de la stabilité de la fin du XIXe siècle, devient un art capable d’absorber les fractures du monde moderne et de se réinventer au contact des formes les plus audacieuses de la création contemporaine.
Du ballet moderniste au néoclassicisme (années 1920-1929)
Au cours des années 1920, le ballet entre dans une phase de transformation plus silencieuse, mais décisive. Après les audaces et les ruptures des années précédentes, une nouvelle sensibilité apparaît, souvent décrite comme un néoclassicisme naissant. Il ne s’agit pas d’un retour en arrière vers la période classique de 1870 à 1900, mais d’une réinterprétation de ses principes. La technique académique demeure la base du travail, cependant elle est allégée, clarifiée et débarrassée de nombreux effets jugés superflus. Le ballet cherche alors une forme de lisibilité nouvelle, adaptée à l’esprit des années d’après-guerre.
Dans ce contexte, Bronislava Nijinska occupe une place essentielle. Née en 1891 et formée dans la tradition impériale russe, elle développe dans les années 1920 une écriture chorégraphique qui se distingue par sa rigueur et sa construction précise. Ses ballets privilégient des ensembles structurés, des lignes nettes et une organisation spatiale très maîtrisée. La danse devient plus architecturale, moins centrée sur l’expression individuelle ou le récit, et davantage sur la composition d’ensemble. Cette approche marque une étape importante vers une simplification formelle du langage chorégraphique.
Parallèlement, un jeune chorégraphe commence à affirmer une vision encore plus radicale de cette évolution. George Balanchine, né en 1904 et formé lui aussi à Saint-Pétersbourg, s’inscrit pleinement dans cette dynamique au milieu des années 1920. Il conserve la technique classique comme fondement, mais il en modifie l’usage. Les gestes sont épurés, les formes deviennent plus rapides, plus claires, et le mouvement se détache progressivement de toute obligation narrative. La danse se suffit de plus en plus à elle-même, sans avoir besoin de personnages ou d’histoires détaillées.
Cette période voit ainsi l’émergence du ballet abstrait, qui s’affirme particulièrement dans la seconde moitié des années 1920. La chorégraphie ne cherche plus à illustrer un argument précis, mais à explorer les relations entre le corps, l’espace et la musique. Le spectateur est invité à regarder la danse pour ce qu’elle est, comme une construction de rythmes et de formes. Cette évolution prolonge les expérimentations modernistes tout en les stabilisant dans un langage plus sobre et plus durable.
À la fin de la décennie, cette transformation coïncide avec la fin d’une aventure majeure. En 1929, les Ballets Russes sont officiellement dissous, quelques mois après la mort de Serge Diaghilev. Cette date marque la fin d’un cycle entamé en 1909. Toutefois, loin de signifier un effacement, cette dissolution ouvre la voie à une dispersion des artistes et des idées. Le néoclassicisme en gestation dans les années 1920 devient alors l’un des héritages les plus durables des Ballets Russes, prolongeant l’histoire du ballet classique sous une forme renouvelée, plus abstraite et tournée vers l’avenir.
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