Histoire du ballet :
Néoclassicisme (1920-1950)
Néoclassicisme (1920-1950)
La naissance du ballet néoclassique (années 1920)
Au sortir de la Première Guerre mondiale, le monde artistique européen traverse une période de remise en question profonde. Les excès décoratifs, les récits trop chargés et les émotions démonstratives hérités du romantisme et de certains ballets narratifs de la fin du XIXe siècle semblent ne plus correspondre à une époque marquée par le modernisme, la vitesse et un nouveau rapport au corps. C’est dans ce contexte, dès le début des années 1920, qu’émerge le néoclassicisme en ballet. Il ne s’agit pas d’un retour nostalgique vers le passé, mais plutôt d’un regard neuf posé sur la danse classique, qui en conserve la technique tout en en transformant l’esthétique et le sens.
Les chorégraphes de cette période, en particulier ceux issus de la tradition russe formés avant la Révolution de 1917, choisissent de revenir aux bases du vocabulaire académique. Les positions claires, les lignes précises, la virtuosité du pas redeviennent centrales, mais débarrassées de toute surcharge expressive. La danse ne cherche plus à illustrer une histoire complexe ni à décrire des personnages psychologiques. Elle affirme au contraire sa capacité à exister par elle-même, comme un art autonome. Ce retour aux formes classiques épurées s’accompagne d’un refus de l’emphase et d’un goût pour la sobriété, en accord avec les courants artistiques modernes qui traversent alors la peinture, l’architecture et la musique.
Dans les années 1920, cette transformation se manifeste aussi par un rejet progressif du décor narratif excessif. Les ballets néoclassiques s’éloignent des grandes fresques dramatiques, des décors peints monumentaux et des intrigues détaillées. La scène devient un espace plus neutre, parfois presque abstrait, où le regard du spectateur est invité à se concentrer sur le mouvement, le rythme et les relations entre les danseurs. Ce dépouillement n’appauvrit pas la danse, mais la rend plus lisible. Le geste est mis en valeur pour sa clarté et son énergie, et non pour sa capacité à raconter une histoire précise.
Cette évolution est étroitement liée à l’influence du modernisme musical. Dès les années 1920, les chorégraphes travaillent avec des partitions nouvelles, souvent écrites par des compositeurs du XXe siècle, ou revisitent des œuvres classiques sous un angle différent. Les structures musicales deviennent plus complexes, les rythmes plus affirmés, parfois inattendus. La danse répond alors directement à la musique, presque note pour note. Le mouvement semble naître du son, et le spectateur peut avoir l’impression de « voir » la musique se déployer dans l’espace. Cette relation étroite entre danse et musique est l’un des fondements du néoclassicisme et marque durablement l’esthétique du ballet jusqu’aux années 1950.
La simplification des décors et des costumes participe pleinement à cette nouvelle vision. Les tutus chargés, les accessoires narratifs et les costumes réalistes laissent place à des tenues sobres, souvent unies, qui soulignent la ligne du corps et la précision du mouvement. Le décor se réduit parfois à un simple fond de scène, sans indication de lieu ou d’époque. Cette neutralité visuelle permet de mettre en avant la danse elle-même, la géométrie des groupes, les trajectoires dans l’espace et la musicalité des interprètes. Le corps du danseur devient le principal vecteur de sens.
Peu à peu, dans les années 1930 et jusqu’à l’après Seconde Guerre mondiale, cette approche conduit à une véritable abstraction chorégraphique. Le ballet néoclassique ne cherche plus à représenter le réel ni à raconter une histoire identifiable. Il propose une expérience esthétique fondée sur la forme, le mouvement et le temps. Les pas classiques sont toujours présents, mais réorganisés, accélérés, étirés, parfois détournés de leur usage traditionnel. Cette abstraction reste toutefois accessible, car elle s’appuie sur un vocabulaire connu et sur une grande lisibilité du geste.
Entre 1920 et 1950, le néoclassicisme s’impose ainsi comme une étape majeure de l’histoire du ballet. Il permet à la danse classique de rester vivante et contemporaine, sans rompre avec son héritage. En se libérant du récit et du décor, tout en dialoguant étroitement avec la musique moderne, le ballet affirme sa capacité à se renouveler. Cette période marque durablement la création chorégraphique et prépare les évolutions ultérieures de la danse au XXe siècle, en montrant que la tradition peut être une source de transformation plutôt qu’un frein à l’innovation.
Les premières œuvres néoclassiques (1923-1928)
Au début des années 1920, le ballet entre dans une phase de transition décisive. Après l’élan créatif porté par les Ballets Russes avant et pendant la Première Guerre mondiale, le paysage chorégraphique européen se transforme. La mort de Serge de Diaghilev se profile, les artistes se dispersent, et la question de l’avenir du ballet se pose avec acuité. C’est dans ce contexte instable, entre héritage et rupture, que naissent les premières œuvres véritablement néoclassiques, qui ne se contentent plus d’expérimenter mais affirment une nouvelle manière de penser la danse. En 1923, la création des Noces marque un moment clé. Chorégraphiée par Bronislava Nijinska sur la musique d’Igor Stravinsky, l’œuvre s’éloigne radicalement des ballets narratifs et décoratifs du passé. Il n’y a pas d’histoire racontée au sens traditionnel, mais une évocation rituelle du mariage paysan russe, traitée de manière presque austère. Les décors sont réduits, les costumes sobres, et la danse repose sur des mouvements puissants, souvent anguleux, profondément ancrés dans le sol. Les corps évoluent en groupes compacts, avec une précision presque architecturale. En 1923, Les Noces montrent que le ballet peut exprimer une idée collective, abstraite et symbolique, sans passer par la pantomime ou le récit détaillé. Bronislava Nijinska occupe une place essentielle dans cette période. Formée à la tradition classique russe, mais attentive aux courants modernes de son temps, elle incarne une figure de passage entre l’esthétique des Ballets Russes et le néoclassicisme à venir. Dans ses œuvres du début des années 1920, elle conserve la rigueur de la technique académique tout en la transformant. Les lignes sont nettes, les ensembles structurés, et la danse s’inscrit dans une relation étroite avec la musique. Cette approche, déjà très affirmée en 1923, annonce une nouvelle ère où la chorégraphie ne cherche plus à illustrer, mais à construire une forme autonome. Ces années correspondent aussi à une transition post-Ballets Russes. Après l’âge d’or des créations spectaculaires de la décennie 1910, le modèle de la troupe unique dirigée par un impresario visionnaire commence à s’essouffler. Les artistes doivent repenser leurs modes de production et leurs esthétiques. Entre 1924 et 1928, le ballet se fragmente en plusieurs courants, mais certains principes communs émergent : le recentrage sur la danse, la clarté du mouvement, et une attention nouvelle portée à la structure chorégraphique. Cette période de transition est marquée par une recherche d’équilibre entre tradition classique et modernité. L’année 1928 constitue un autre tournant majeur avec l’arrivée de George Balanchine en Occident. Formé à Saint-Pétersbourg et déjà actif dans le sillage des Ballets Russes, Balanchine s’installe durablement en Europe de l’Ouest à la fin des années 1920. Son travail s’inscrit dans la continuité des expériences précédentes, tout en les radicalisant. Il pousse plus loin encore l’idée d’un ballet débarrassé de toute narration superflue, fondé sur la musicalité et la pureté du mouvement. À partir de 1928, ses premières œuvres occidentales contribuent à donner une forme claire et durable au néoclassicisme, qui ne se limite plus à une phase expérimentale. La même année voit la fondation des Ballets Russes de Monte-Carlo, héritiers directs mais transformés de la compagnie de Diaghilev. Cette nouvelle structure, créée en 1928, joue un rôle essentiel dans la diffusion du néoclassicisme entre la fin des années 1920 et les années 1930. Elle offre un cadre stable à des chorégraphes et des danseurs qui poursuivent l’exploration d’un ballet plus épuré, plus abstrait, mais toujours profondément ancré dans la technique classique. Les Ballets Russes de Monte-Carlo assurent ainsi la continuité d’un esprit novateur, tout en préparant l’essor international du néoclassicisme.
Balanchine et la codification du style néoclassique (1928-1934)
Le travail de George Balanchine contribue de manière décisive à la codification du style néoclassique. Après ses premières expériences européennes, il affirme entre 1928 et 1934 une conception du ballet qui s’éloigne définitivement du récit et de l’illustration. La danse devient un langage autonome, fondé sur la clarté du mouvement et sur une organisation rigoureuse de l’espace. Cette période correspond à un moment de concentration et de structuration, où les principes du néoclassicisme cessent d’être des intuitions pour devenir un véritable style identifiable. Le développement du ballet abstrait est au cœur de cette démarche. Balanchine ne cherche plus à raconter une histoire ni à définir des personnages reconnaissables. Les œuvres qu’il crée entre la fin des années 1920 et le début des années 1930 proposent au spectateur une expérience fondée sur la forme, le rythme et l’énergie. Les pas classiques sont conservés, mais réorganisés, accélérés ou étirés. Les ensembles de danseurs dessinent des lignes, des cercles et des diagonales qui donnent à voir une construction presque architecturale. Cette abstraction ne signifie pas une froideur expressive, mais une autre manière de transmettre l’émotion, par le mouvement lui-même. Dans ce processus, la musique occupe une place centrale. Balanchine affirme dès ces années que la chorégraphie doit naître de la partition musicale. La danse suit la structure, les accents et les silences de la musique, sans chercher à les illustrer par un récit extérieur. Le spectateur est invité à percevoir un dialogue direct entre le son et le corps. Cette attention extrême à la musicalité devient l’un des fondements du style néoclassique et marque profondément l’évolution du ballet à partir de la fin des années 1920.
Les collaborations avec Igor Stravinsky jouent un rôle essentiel dans cette orientation. Leur travail commun, amorcé dès les années précédentes, se prolonge et s’approfondit au tournant des années 1930. Stravinsky propose une musique structurée, souvent rythmique et dépourvue de sentimentalisme, qui correspond parfaitement à la vision chorégraphique de Balanchine. Entre 1928 et 1934, ces échanges contribuent à affirmer un ballet où la danse semble rendre visible l’architecture musicale, renforçant l’idée d’un art abstrait et rigoureux.
L’année 1933 constitue un moment marquant avec la création des Sept Péchés capitaux. Cette œuvre, conçue dans un contexte artistique et politique particulier, réunit George Balanchine à la chorégraphie et Kurt Weill à la musique. Le ballet s’inscrit dans un esprit résolument moderne, mêlant danse, théâtre et chant, tout en conservant une grande sobriété de moyens. Même si l’œuvre comporte une dimension satirique et critique, la danse reste structurée par des principes néoclassiques clairs, où le mouvement prime sur la narration détaillée.
La collaboration avec Kurt Weill témoigne de l’ouverture de Balanchine à des univers musicaux variés, caractéristiques de l’entre-deux-guerres. La musique de Weill, marquée par le contexte culturel des années 1930, offre une autre voie au néoclassicisme, moins tournée vers l’abstraction pure que vers une modernité urbaine et incisive. Cette diversité musicale confirme que le style néoclassique n’est pas figé, mais capable de s’adapter à des écritures contemporaines tout en conservant une forte cohérence chorégraphique.L’émergence d’un style chorégraphique américain (1934-1940)
Au milieu des années 1930, le néoclassicisme connaît une étape décisive avec son implantation durable aux États-Unis. L’année 1934 marque un tournant majeur lorsque George Balanchine s’installe à New York à l’invitation de Lincoln Kirstein. À cette date, le ballet n’est pas encore solidement ancré dans la culture américaine, largement dominée par d’autres formes de spectacle. L’arrivée de Balanchine ouvre une période de construction patiente, où il ne s’agit plus seulement de créer des œuvres, mais de fonder un véritable écosystème chorégraphique.
Dès 1934, la création du School of American Ballet joue un rôle central dans cette implantation. Pensée comme un lieu de formation plutôt que comme une simple école, l’institution vise à transmettre une technique classique rigoureuse tout en préparant les danseurs à un style nouveau. La pédagogie développée à New York repose sur la clarté du mouvement, la rapidité d’exécution et une relation étroite à la musique. Cette école devient rapidement le socle sur lequel va se construire le ballet américain, en formant des danseurs capables d’incarner pleinement l’esthétique néoclassique.
La même année, Balanchine crée Serenade, son premier ballet américain, qui constitue une œuvre fondatrice. Chorégraphié en 1934 sur la musique de Piotr Ilitch Tchaïkovski, Serenade ne raconte pas d’histoire précise. Le ballet se présente comme une suite de tableaux dansés, où le corps de ballet occupe une place centrale. Les danseuses évoluent dans des formations claires, avec des déplacements fluides et précis. Serenade révèle déjà les grandes lignes du style balanchinien : une danse rapide, musicale, fondée sur la pureté du geste et la lisibilité des ensembles.
Entre 1934 et 1940, cette dynamique contribue à l’implantation progressive du ballet aux États-Unis. Les spectacles attirent un public nouveau, curieux d’une danse à la fois classique et résolument moderne. Le ballet cesse peu à peu d’être perçu comme un art importé d’Europe pour devenir une pratique vivante, inscrite dans le paysage culturel américain. Cette période est marquée par un travail constant de création, de transmission et d’adaptation, qui permet au néoclassicisme de s’enraciner durablement.
La vitesse d’exécution devient un élément essentiel de la danse, donnant aux pas une énergie nouvelle. La précision technique est poussée à un niveau élevé, sans pour autant sacrifier la fluidité du mouvement. Les lignes du corps s’allongent, les positions s’étirent, créant une impression d’ampleur et de légèreté. Cette recherche de clarté formelle rend la danse immédiatement lisible, même pour un spectateur peu familier du vocabulaire classique.
Le corps de ballet occupe une place structurante dans cette esthétique. Loin d’être un simple décor humain, il devient un ensemble mobile, capable de se transformer rapidement dans l’espace. Les formations se déploient, se resserrent ou se fragmentent avec une grande souplesse, tout en conservant une organisation rigoureuse. Entre 1934 et 1940, cette manière de concevoir le groupe marque profondément l’identité du ballet américain et distingue le néoclassicisme balanchinien des traditions européennes plus hiérarchisées.
L’affirmation du ballet américain (années 1940-1950)
Au cours des années 1940, le ballet américain entre dans une phase d’affirmation décisive. Ce qui avait été, dans les décennies précédentes, un projet de construction et d’implantation devient une réalité artistique pleinement assumée. Malgré le contexte troublé de la Seconde Guerre mondiale, les États-Unis s’imposent progressivement comme un nouveau centre de création chorégraphique. Le néoclassicisme, déjà solidement installé, trouve alors un terrain favorable pour se stabiliser et se diffuser auprès d’un public de plus en plus large.
Cette affirmation repose sur plusieurs années de maturation. Les danseurs formés depuis le milieu des années 1930 possèdent désormais une technique homogène et un style reconnaissable. La danse classique américaine ne cherche plus à imiter les modèles européens, mais affirme sa propre identité, fondée sur la vitesse, la précision et une grande clarté formelle. Dans les années 1940, le ballet devient un art vivant aux États-Unis, inscrit dans les saisons culturelles régulières et soutenu par des institutions durables.
La fondation du New York City Ballet marque l’aboutissement de ce processus. Après plusieurs expériences de compagnies et de collaborations, George Balanchine et Lincoln Kirstein créent en 1948 une structure stable, pensée pour défendre un répertoire précis et une esthétique cohérente. La création officielle du New York City Ballet en 1948 constitue un moment clé de l’histoire du ballet américain. Pour la première fois, une grande compagnie est entièrement dédiée à la diffusion du style néoclassique, sans dépendre d’un opéra ou d’un modèle narratif traditionnel.
À partir de la fin des années 1940, le New York City Ballet contribue à l’installation d’un répertoire néoclassique stable. Les œuvres créées et reprises régulièrement permettent au public de se familiariser avec un langage chorégraphique fondé sur la musicalité, la pureté du mouvement et l’organisation rigoureuse des ensembles. Le ballet cesse d’être un événement exceptionnel pour devenir une pratique artistique inscrite dans la durée. Cette stabilité favorise aussi la transmission du style, tant auprès des danseurs que des spectateurs.
Le néoclassicisme atteint une forme de maturité. Les principes établis dans les années 1930 et 1940 sont désormais pleinement assimilés et déployés sur scène. La danse met en avant la structure musicale, l’énergie du mouvement et la lisibilité des formes, tout en laissant place à une grande diversité d’œuvres. Le ballet américain s’affirme ainsi comme un courant à part entière, capable de dialoguer avec les autres formes artistiques de son temps.
Autour de 1950, une nouvelle transition s’amorce. Le néoclassicisme, solidement établi, ouvre la voie à d’autres explorations chorégraphiques. Sans disparaître, il devient un point de référence à partir duquel se développent des formes plus contemporaines. Cette période marque le passage progressif vers le ballet contemporain, où la danse classique continue d’évoluer, enrichie par l’héritage néoclassique. L’affirmation du ballet américain dans les années 1940 et 1950 constitue ainsi une étape fondamentale, qui clôt un cycle historique tout en préparant les transformations à venir.
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