Histoire du ballet :
Période Contemporaine (1950-1980)
Contemporain (1950-1980)
La remise en question des codes classiques (années 1950)
À partir des années 1950, le ballet entre dans une période de profond questionnement. Après la Seconde Guerre mondiale, le monde artistique ressent le besoin de se réinventer, et la danse classique n’échappe pas à ce mouvement général. Les grands codes hérités du XIXe siècle, fondés sur la narration, la hiérarchie stricte des rôles et une virtuosité très codifiée, commencent à être perçus comme limitants. Sans être rejetés, ils sont interrogés, déplacés, parfois volontairement simplifiés. Cette remise en question ne se fait pas dans la rupture brutale, mais dans une transformation progressive du langage classique, qui cherche à rester vivant dans un monde en mutation.
Un rôle majeur est alors joué par la danse moderne américaine, dont l’influence devient très visible à partir des années 1950. Aux États-Unis, des chorégraphes comme Martha Graham, Doris Humphrey ou Merce Cunningham développent depuis les années 1930 et 1940 une autre approche du corps, fondée sur le poids, la respiration, la relation au sol et à l’espace. Même lorsque les chorégraphes issus du ballet classique ne reprennent pas directement ces techniques, ils sont profondément marqués par cette liberté nouvelle. Le centre du corps, le travail du dos, l’acceptation de la chute et de la gravité viennent enrichir une danse longtemps orientée vers l’élévation et la verticalité.
Certaines figures deviennent emblématiques d’un ballet en transformation. Dès la fin des années 1940 et surtout dans les années 1950, George Balanchine affirme une vision du ballet qui rompt avec la tradition narrative. Installé durablement aux États-Unis après la création du New York City Ballet en 1948, il développe un style souvent qualifié de néo-classique. Les décors sont réduits, les costumes simplifiés, parfois proches du vêtement d’entraînement. Le ballet cesse de raconter une histoire précise pour se concentrer sur la relation entre la danse et la musique. Cette approche, très présente dans les années 1950 et 1960, marque un tournant décisif en affirmant que le ballet peut exister sans livret, sans personnages, uniquement par le mouvement.
Parallèlement, de nouvelles techniques corporelles s’intègrent peu à peu à la formation des danseurs classiques. À partir des années 1960, les pratiques somatiques, le travail sur la conscience du corps et la prévention des blessures commencent à influencer l’enseignement. Le danseur n’est plus seulement un exécutant qui reproduit un modèle idéal, mais un corps sensible, capable d’écoute et d’adaptation. Cette évolution transforme le rapport à la technique classique, qui reste exigeante mais devient plus fonctionnelle, plus attentive aux sensations internes et à la qualité du mouvement.
Cette transformation s’accompagne d’une recherche accrue d’expressivité individuelle. Là où le ballet romantique et académique valorisait un idéal de beauté souvent uniforme, la période contemporaine ouvre la voie à des interprétations plus personnelles. À partir des années 1960 et 1970, les danseurs sont encouragés à investir le mouvement de leur propre énergie, de leur musicalité et de leur sensibilité. L’émotion ne passe plus uniquement par la pantomime ou le rôle, mais par la dynamique du corps, le rythme, la tension ou la retenue.
Dans le même temps, l’abstraction et l’expérimentation prennent une place croissante. Influencés par les arts plastiques et la musique contemporaine, certains chorégraphes explorent de nouvelles structures chorégraphiques. Les répétitions, les accumulations de motifs, le hasard ou les silences deviennent des outils de composition, notamment à partir des années 1960. Le ballet dialogue alors avec l’avant-garde artistique, tout en conservant sa base technique classique. Cette période voit émerger des œuvres qui brouillent les frontières entre ballet, danse moderne et danse contemporaine.
Entre 1950 et 1980, le ballet contemporain se développe ainsi comme un espace de rencontre entre tradition et innovation. Les compagnies européennes, notamment à partir des années 1970, s’ouvrent de plus en plus à ces nouvelles esthétiques. En France, cette évolution prépare le terrain aux grandes transformations chorégraphiques des décennies suivantes. Le ballet ne renonce pas à son histoire, mais il accepte de se transformer, d’intégrer d’autres influences et de repenser ses propres codes.
Maurice Béjart et la fusion des styles (fin années 1950 – années 1960)
À la fin des années 1950 et tout au long des années 1960, la figure de Maurice Béjart s’impose comme l’une des plus marquantes de la période contemporaine. Né en 1927, formé à la danse classique mais très tôt attiré par d’autres formes de pensée et de mouvement, Béjart s’inscrit dans une génération qui ne cherche plus à opposer les styles, mais à les faire dialoguer. Lorsqu’il fonde le Ballet du XXe siècle à Bruxelles en 1959, il affirme clairement son ambition : faire du ballet un art de son temps, capable de parler au public contemporain sans renoncer à la puissance du corps classique. L’année 1959 marque un tournant décisif avec la création de son Sacre du printemps. En reprenant la musique d’Igor Stravinsky, déjà célèbre pour avoir bouleversé le monde du ballet en 1913, Béjart ne cherche pas à reconstruire une œuvre narrative ou folklorique. Il propose au contraire une vision radicalement nouvelle, centrée sur l’énergie collective, le rythme et la tension du groupe. La danse s’éloigne de la verticalité élégante du ballet académique pour explorer des appuis plus ancrés dans le sol, des mouvements répétitifs, puissants, presque primitifs. Cette version du Sacre, créée à la fin des années 1950, devient rapidement emblématique d’un ballet en pleine transformation. Chez Béjart, la fusion entre danse classique et danse moderne ne passe pas par l’abandon de la technique, mais par son déplacement. Les bases classiques restent présentes, notamment dans la précision des lignes et le contrôle du corps, mais elles sont traversées par des influences venues de la danse moderne, du théâtre et parfois même des arts martiaux. Dans les années 1960, cette hybridation devient l’une de ses signatures. Le danseur n’est plus seulement un interprète virtuose, il devient un corps pensant, engagé physiquement et émotionnellement dans ce qu’il danse. Cette approche s’accompagne d’un intérêt marqué pour les grandes questions philosophiques et sociales de son époque. À partir des années 1960, Béjart aborde dans ses œuvres des thèmes liés à la condition humaine, à la spiritualité, à la sexualité ou encore aux tensions entre l’individu et le collectif. Le ballet cesse d’être un simple divertissement ou une histoire racontée sur scène ; il devient un espace de réflexion, parfois provocant, souvent engagé. Cette dimension intellectuelle et symbolique distingue nettement son travail de celui du ballet narratif traditionnel. Le rapport à la musique joue également un rôle central dans cette transformation. Béjart entretient un dialogue étroit avec la musique contemporaine, qu’elle soit savante ou issue d’autres cultures. Il ne se limite pas aux grandes partitions du répertoire classique, mais s’ouvre dès les années 1960 à des musiques répétitives, électroniques ou rituelles. La musique n’est plus là pour illustrer une action ou soutenir une histoire ; elle devient une matière sonore qui structure le mouvement et influence directement l’énergie des danseurs.
La libération corporelle et scénique (années 1960)
Au cours des années 1960, le ballet contemporain connaît une libération corporelle et scénique profonde, qui transforme de manière visible la relation du danseur à son corps et à l’espace. Dans le prolongement des remises en question engagées dans les années 1950, le mouvement ne cherche plus uniquement l’élévation, la légèreté ou la maîtrise parfaite de la forme. Le corps devient plus disponible, plus proche de ses appuis naturels, et le sol, longtemps évité dans le ballet classique, s’impose progressivement comme un véritable partenaire de danse. Le développement du travail au sol marque un changement majeur durant cette décennie. À partir du début des années 1960, de nombreux chorégraphes intègrent des mouvements au ras du sol, des roulades, des glissements, des positions assises ou allongées. Cette proximité avec la terre modifie la dynamique du mouvement et ouvre de nouvelles possibilités expressives. Le danseur explore le poids, la gravité et les transitions entre montée et chute, dans une continuité fluide qui rompt avec la verticalité constante du vocabulaire académique. Cette évolution accompagne une véritable libération du corps et du mouvement. Le geste devient moins contraint par la recherche de la perfection formelle et davantage guidé par la sensation et l’intention. Dans les années 1960, le corps classique accepte l’asymétrie, le déséquilibre et parfois même la rugosité du mouvement. Cette liberté nouvelle ne signifie pas un abandon de la technique, mais une autre manière de l’habiter, plus organique et plus humaine. Sur le plan scénique, les années 1960 voient également apparaître de nouvelles esthétiques visuelles. Les décors chargés et illusionnistes, hérités du ballet narratif, laissent place à des espaces plus sobres, parfois presque vides. La scène devient un lieu ouvert, où l’attention se concentre sur la présence du danseur plutôt que sur le cadre spectaculaire. Cette simplicité volontaire renforce l’impact du mouvement et permet au spectateur de se focaliser sur l’essentiel. Les costumes suivent la même logique d’épuration. Dès le milieu des années 1960, les tutus, les ornements et les costumes codifiés sont souvent remplacés par des tenues simples, proches du vêtement quotidien ou de la tenue de répétition. Justaucorps unis, collants visibles, pieds parfois nus : ces choix vestimentaires libèrent le corps, rendent le mouvement plus lisible et affirment une esthétique de vérité et de sobriété. La scénographie minimaliste s’impose alors comme un langage à part entière. L’absence de décor narratif, l’usage réduit des accessoires et un éclairage souvent simple participent à cette volonté de dépouillement. Entre le début et la fin des années 1960, le ballet contemporain affirme ainsi une nouvelle relation au corps et à la scène.
Merce Cunningham et le vocabulaire du geste (années 1960-70)
Dans les années 1960 et 1970, l’avant-garde américaine joue un rôle déterminant dans l’évolution du ballet et de la danse contemporaine, en poussant plus loin encore la remise en cause des repères traditionnels. Au cœur de cette transformation se trouve Merce Cunningham, né en 1919, danseur et chorégraphe formé à la danse moderne mais profondément attaché à une recherche rigoureuse sur le mouvement. Dès la fin des années 1950, et plus nettement dans les décennies suivantes, il développe une approche radicalement nouvelle qui influence durablement la scène internationale.
Avec Cunningham, la danse cesse d’être au service d’une musique ou d’un récit. À partir du début des années 1960, il affirme le principe d’indépendance entre la danse et la musique, une idée alors révolutionnaire. Le mouvement n’illustre plus le son, et la musique n’accompagne plus la danse de manière descriptive. Les deux existent simultanément sur scène, mais suivent leurs propres logiques. Cette conception transforme profondément la manière de regarder un ballet : le spectateur n’est plus guidé par une structure narrative ou musicale évidente, mais invité à construire sa propre perception.
Cette vision est étroitement liée à la collaboration de Cunningham avec le compositeur John Cage, figure majeure de la musique expérimentale américaine. Dès les années 1950 et tout au long des années 1960, Cage développe une musique fondée sur le silence, les sons du quotidien et l’absence de hiérarchie entre les bruits. Leur travail commun repose sur une idée simple mais radicale : musique et danse sont créées séparément et ne se rencontrent qu’au moment de la représentation. Ce choix renforce l’autonomie du mouvement et ouvre un espace de liberté inédit pour les danseurs.
Le hasard devient un véritable outil chorégraphique. À partir des années 1960, Cunningham utilise des procédés aléatoires pour composer ses œuvres, comme le tirage au sort ou des systèmes inspirés du jeu et du calcul. L’ordre des séquences, la distribution des rôles ou l’orientation dans l’espace peuvent être déterminés par le hasard. Cette méthode remet en question l’idée d’un chorégraphe tout-puissant et introduit une part d’imprévu au cœur même de la création.
Le développement du hasard chorégraphique modifie également la place du danseur. Celui-ci doit être capable d’une grande concentration, d’une écoute constante et d’une adaptation permanente. Le mouvement n’est plus pensé pour produire un effet précis ou raconter une histoire, mais pour exister pleinement dans l’instant. Entre les années 1960 et la fin des années 1970, cette approche influence de nombreux artistes et contribue à élargir considérablement le champ du ballet contemporain.
L’internationalisation du ballet contemporain (années 1970)
À partir du début des années 1970, le ballet contemporain entre dans une phase d’internationalisation marquée, qui transforme durablement son paysage artistique. Les échanges entre l’Europe et les États-Unis s’intensifient, les danseurs circulent davantage, et les esthétiques se croisent sans frontière claire. Le ballet cesse peu à peu d’être identifié à une tradition nationale précise pour devenir un langage partagé, en constante évolution, nourri par des influences multiples.
Cette dynamique favorise la création de nombreuses compagnies contemporaines au cours des années 1970. Souvent fondées par des chorégraphes désireux de s’affranchir des grandes institutions classiques, ces structures offrent de nouveaux espaces de recherche et d’expérimentation. Elles permettent un travail plus collectif, plus flexible, et ouvrent la scène à des formes hybrides où la technique classique dialogue librement avec d’autres pratiques corporelles. Cette multiplication des compagnies contribue à diffuser largement le ballet contemporain, bien au-delà de ses lieux traditionnels.
Apparaît la figure de William Forsythe, né en 1949, qui s’impose à la fin des années 1970 comme l’un des chorégraphes les plus novateurs de sa génération. Formé à la danse classique, notamment au sein de grandes compagnies, il choisit d’en explorer les limites plutôt que d’en préserver les formes établies. À partir de la fin des années 1970, son travail amorce une véritable déconstruction de la technique classique, en en exagérant les lignes, en en détournant les équilibres et en en fragmentant les repères habituels.
Chez Forsythe, la déconstruction ne signifie pas la disparition du vocabulaire classique, mais son questionnement constant. Les positions, les axes et les appuis sont déplacés, étirés, parfois poussés jusqu’à l’instabilité. Le corps semble toujours sur le point de se désarticuler, tout en restant porté par une maîtrise technique exigeante. Cette approche reflète l’esprit des années 1970, période de remise en cause des structures établies et d’exploration de nouveaux modes de pensée.
L’hybridation des styles devient alors une caractéristique centrale du ballet contemporain. Durant toute la décennie 1970, la danse classique se mêle à la danse contemporaine, au théâtre, à l’improvisation et aux arts visuels. Le geste chorégraphique dialogue avec la scénographie, la lumière, parfois même avec la parole ou les objets. La scène n’est plus seulement un espace de danse, mais un lieu de confrontation entre différentes formes artistiques.
Ce dialogue avec le théâtre et les arts visuels modifie profondément la perception du spectacle chorégraphique. Les œuvres ne cherchent plus nécessairement à séduire par la virtuosité ou l’harmonie, mais à interroger le regard du spectateur. À la fin des années 1970, le ballet contemporain apparaît ainsi comme un art ouvert, international et expérimental.
Transition vers la danse contemporaine postmoderne (1980)
À l’orée des années 1980, le ballet contemporain arrive à un point de bascule qui marque la transition vers ce que l’on désigne progressivement comme la danse contemporaine post-moderne. Ce passage ne se fait pas sur une date précise, mais autour de 1980, moment où les transformations engagées depuis les décennies précédentes atteignent une forme de maturité. Le ballet, déjà largement délié de la narration, de la hiérarchie stricte des styles et des cadres esthétiques traditionnels, s’ouvre désormais à une remise en question encore plus radicale de ses fondements.
La notion même de vocabulaire chorégraphique devient plus fluide. À la fin des années 1970 et au début des années 1980, le mouvement n’est plus nécessairement pensé comme le résultat d’une technique identifiable, qu’elle soit classique ou moderne. Il peut être simple, quotidien, parfois presque ordinaire. Cette évolution prolonge les recherches sur la libération du corps et sur l’autonomie du geste, mais elle les pousse vers une forme de dépouillement extrême, où tout mouvement est susceptible de devenir danse.
Autour de 1980, le rapport au spectacle se transforme également. La scène n’est plus toujours perçue comme un lieu à part, destiné à produire une œuvre finie et maîtrisée. Certaines créations privilégient le processus, l’expérience ou la présence immédiate du danseur plutôt que le résultat esthétique. Le public est parfois confronté à des formes ouvertes, fragmentées, qui refusent toute lecture unique et toute interprétation imposée.
Cette transition vers le postmodernisme s’inscrit dans un contexte artistique plus large, marqué par la remise en cause des grands récits et des hiérarchies culturelles. Le ballet, devenu au fil du temps un terrain d’expérimentation, cesse définitivement d’être défini par une tradition unique. À partir des années 1980, il se fond progressivement dans le champ élargi de la danse contemporaine, tout en conservant la mémoire de son histoire et de ses transformations.
Ainsi, la période contemporaine qui s’étend de 1950 à 1980 trouve son aboutissement dans cette transition vers la danse post-moderne. Le ballet n’est plus seulement un héritage à préserver ou à transformer, mais un point de départ parmi d’autres pour penser le mouvement, le corps et la scène dans un monde artistique désormais pluraliste et ouvert.
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