La diffusion européenne de la valse

La valse après le Congrès de Vienne de 1815

Le Congrès de Vienne ne se contente pas de redessiner la carte politique de l’Europe : il crée les conditions d’une révolution culturelle sans précédent. Lorsque les délégations quittent la capitale autrichienne en juin 1815, elles emportent avec elles bien plus que des traités diplomatiques. Dans leurs bagages se trouve une nouvelle façon de danser, de se rencontrer, de concevoir le plaisir et la sociabilité. La valse, jusqu’alors phénomène essentiellement germanique et controversé, va conquérir l’ensemble du continent européen en moins de deux décennies, transformant profondément les mœurs, la vie sociale et même la création artistique de chaque pays qu’elle touche.

Une diffusion accélérée par l’édition musicale

La diffusion de la valse après le Congrès s’opère selon plusieurs canaux simultanés et complémentaires. Le premier et le plus évident est le retour des participants au Congrès dans leurs pays respectifs. Ces diplomates, princes, officiers militaires et membres de l’aristocratie ont passé des mois à Vienne, participant quotidiennement aux bals où la valse régnait en maître. Ils ont appris les pas, intériorisé le rythme, éprouvé le plaisir grisant de cette danse tourbillonnante. De retour chez eux, ils deviennent naturellement les propagateurs de cette nouveauté, l’introduisant dans leurs cercles sociaux, organisant des bals où ils enseignent la valse à leur entourage.

Mais la diffusion ne se limite pas à cette transmission directe. Les musiciens viennois, conscients du potentiel commercial de leur répertoire, entreprennent rapidement des tournées européennes. Les orchestres de Joseph Lanner et Johann Strauss père sillonnent le continent dès les années 1820, se produisant dans les capitales européennes et diffusant le style spécifiquement viennois de la valse. Ces tournées ne sont pas de simples concerts : elles incluent souvent des démonstrations de danse, des bals publics où les orchestres viennois jouent et où des danseurs locaux peuvent s’initier sous la direction de maîtres de danse viennois qui accompagnent les musiciens.
Les partitions musicales circulent également avec une rapidité croissante grâce aux progrès de l’édition musicale et des communications. Les valses de Lanner et Strauss sont publiées à Vienne mais rapidement rééditées à Paris, Londres, Berlin, Saint-Pétersbourg. Les amateurs de musique peuvent ainsi jouer ces valses chez eux sur leurs pianos, créant une familiarité avec cette musique qui prépare le terrain pour l’adoption de la danse elle-même.

Les maîtres de danse jouent un rôle crucial dans cette diffusion. Profession en pleine expansion au début du XIXème siècle, les professionnels de la danse voient dans la valse une opportunité commerciale exceptionnelle. Des maîtres de danse viennois s’installent dans les capitales européennes, ouvrant des académies où ils enseignent la technique authentique de la valse viennoise. Simultanément, des maîtres de danse locaux se rendent à Vienne pour apprendre, puis reviennent enseigner dans leur pays. Cette circulation des savoirs chorégraphiques crée un réseau européen de transmission de la valse.

partition valse

Les débuts de la valse en France

Paris représente un cas fascinant et complexe dans l’histoire de la diffusion de la valse. La capitale française, qui se considère comme l’arbitre incontesté de l’élégance et du bon goût européen, regarde initialement avec suspicion cette danse germanique. Les premières tentatives d’introduction de la valse à Paris datent en réalité d’avant le Congrès, dès les années 1790, mais se heurtent à une résistance tenace. La valse est perçue comme étrangère, vulgaire, excessivement sensuelle. Les maîtres de danse parisiens, gardiens de la tradition chorégraphique française, la dénoncent comme une menace pour l’art noble de la danse.

La période napoléonienne complique encore les choses. L’empereur, peu amateur de danse en général, ne favorise pas particulièrement la valse. Les bals de la cour impériale perpétuent les danses traditionnelles du XVIIIème siècle. De plus, le contexte de guerre contre l’Autriche et les Etats allemands crée un climat peu propice à l’adoption d’une mode germanique. Certains patriotes français dénoncent même la valse comme une infiltration culturelle ennemie. Cependant, après 1815, la situation se transforme radicalement. Les officiers français qui ont séjourné à Vienne pendant l’occupation de l’Autriche, puis les diplomates français présents au Congrès, reviennent enthousiastes. Plus important encore, la Restauration monarchique ramène en France une aristocratie qui a passé des années en exil en Allemagne, en Autriche et en Angleterre, où elle a découvert la valse. Cette noblesse émigrée, avide de rattraper les années perdues et de célébrer son retour, adopte avec passion les nouveautés venues de Vienne.

Les premiers bals où l’on valse à Paris après 1815 suscitent des réactions contrastées. Les chroniqueurs mondains se divisent. Certains célèbrent l’élégance et la grâce de cette nouvelle danse, d’autres la condamnent comme indécente. Les caricaturistes s’emparent du sujet, produisant des images satiriques montrant des couples enlacés de manière jugée scandaleuse. Les moralistes s’inquiètent de l’effet que cette danse peut avoir sur la vertu des jeunes filles. Un médecin parisien publie même un traité avertissant des dangers physiologiques de la valse pour les constitutions délicates. Malgré ces résistances, la valse progresse inexorablement dans la société parisienne. Les salons aristocratiques l’adoptent progressivement. La duchesse de Berry, belle-fille du roi Charles X, devient une ardente promotrice de la valse et l’impose dans les bals de la cour. Cette caution royale est décisive pour la légitimation de la danse auprès de l’aristocratie française. Vers 1820, la valse est fermement établie dans la haute société parisienne.

La bourgeoisie parisienne, en pleine ascension sociale et économique sous la Restauration puis la Monarchie de Juillet, s’empare à son tour de la valse avec un enthousiasme peut-être encore plus grand que l’aristocratie. Pour cette classe montante, maîtriser la valse représente un marqueur de distinction sociale, une preuve de raffinement culturel. Les académies de danse se multiplient dans les quartiers bourgeois, offrant des cours de valse à une clientèle avide d’apprendre les codes de la bonne société. Les bals publics, comme ceux de l’Opéra ou du Palais Royal, deviennent des lieux où la valse règne sans partage.

Paris développe progressivement son propre style de valse, légèrement différent du modèle viennois. La valse parisienne tend à être un peu plus lente, plus « posée », avec une emphase sur l’élégance des mouvements plutôt que sur la virtuosité tourbillonnante. Cette adaptation reflète les sensibilités esthétiques françaises qui valorisent la mesure et la grâce contrôlée. Les compositeurs français commencent à écrire leurs propres valses, adaptant la forme aux goûts locaux. Des figures comme Adolphe Adam ou plus tard Delibes intègrent la valse dans leurs ballets et opéras, contribuant à sa naturalisation dans la culture musicale française.

La révolution de 1830 et l’avènement de la Monarchie de Juillet accélèrent encore cette diffusion. Le nouveau régime, moins rigide dans son étiquette que la Restauration, favorise une atmosphère sociale plus détendue où la valse s’épanouit. Les bals masqués de l’Opéra, institution typiquement parisienne, deviennent des lieux de mixité sociale relative où aristocrates, bourgeois, artistes et demi-mondaines se côtoient dans le tourbillon de la valse. Ces bals, immortalisés par les écrivains romantiques comme Balzac ou Dumas, créent une mythologie parisienne de la valse associée à l’élégance, au mystère et à une certaine transgression sociale.

A partir des années 1840, la valse est si profondément intégrée à la culture parisienne qu’elle ne paraît plus du tout étrangère. Paris devient même un centre important de composition et d’innovation dans le domaine de la valse, rivalisant avec Vienne.

bal masqué opéra paris

La valse et sa difficile intégration britannique

L’Angleterre présente un cas très différent concernant l’arrivée de la valse après le congrès de Vienne, marqué par des résistances culturelles et morales particulièrement tenaces. La société britannique du début du XIXème siècle, profondément marquée par l’éthique protestante et victorienne naissante, regarde la valse avec une méfiance encore plus grande que la France. L’intimité physique qu’elle impose entre hommes et femmes heurte frontalement les conventions strictes de la respectabilité britannique.

Les premiers rapports sur la valse publiés dans la presse londonienne après le Congrès de Vienne sont souvent alarmistes. Des chroniqueurs décrivent avec horreur cette danse continentale où les couples s’enlacent de manière jugée indécente. En 1816, le Times de Londres publie des articles mettant en garde contre les dangers moraux de la valse. Lord Byron, dans son poème satirique « The Waltz », écrit en 1813 mais qui circule largement après 1815, dénonce avec virulence cette danse qu’il qualifie d’importation allemande corrompue. Pourtant, malgré ces résistances, la valse pénètre progressivement la haute société britannique. Les officiers britanniques revenus du continent après les guerres napoléoniennes, ayant participé aux célébrations de la victoire à Paris et Vienne, ont découvert la valse et souhaitent la pratiquer chez eux. Quelques aristocrates audacieux commencent à l’introduire dans leurs bals privés dès 1815-1816, provoquant scandales et discussions passionnées.

Le tournant décisif se produit en juillet 1816 lors d’un bal donné par Lady Jersey, l’une des grandes dames de l’aristocratie londonienne. Ce bal, organisé dans les salons d’Almack’s, le club le plus exclusif et le plus influent de Londres, voit pour la première fois la valse présentée à la haute société britannique dans un cadre officiel. L’événement provoque un scandale considérable. Des mères de famille horrifiées retirent leurs filles de la salle. Des chroniqueurs dénoncent l’immoralité de Lady Jersey. Mais d’autres, particulièrement parmi la jeune génération aristocratique, sont enthousiasmés.

Pendant plusieurs années, la valse reste un sujet de controverse intense dans la société londonienne. Les bals se divisent entre ceux qui l’admettent et ceux qui la proscrivent. Almack’s elle-même, dirigée par un comité de grandes dames surnommées les « patronnesses », hésite entre autorisation et interdiction. Les règles deviennent extrêmement strictes : seuls les couples mariés ou fiancés peuvent valser ensemble, et encore avec une modération dans la proximité physique qui transforme souvent la valse anglaise en une version fort édulcorée de l’originale viennoise. La cour royale elle-même reste longtemps réticente. Le roi George IV, bien que libertin dans sa vie privée, maintient une étiquette stricte lors des fonctions officielles où les danses traditionnelles dominent. Ce n’est qu’avec l’accession au trône de la reine Victoria en 1837 que la situation commence vraiment à évoluer. Paradoxalement, Victoria, qui donnera son nom à une époque réputée pour sa pudibonderie, adore la valse. Son mariage avec le prince Albert de Saxe-Cobourg-Gotha en 1840 renforce cette tendance, Albert étant allemand et parfaitement familier avec la valse depuis son enfance.

Les bals de la cour victorienne incluent désormais régulièrement la valse, ce qui lui confère une légitimité sociale définitive. Cependant, même sous le règne de Victoria, la valse britannique conserve des caractéristiques spécifiques qui la distinguent de ses homologues continentales. Elle est généralement plus lente, plus contrôlée, avec une distance légèrement plus grande entre les partenaires. Les règles d’étiquette entourant la valse restent très strictes : un homme ne peut inviter une dame à valser sans introduction préalable, les jeunes filles non mariées doivent obtenir la permission de leurs chaperons, le nombre de valses qu’un couple peut danser ensemble lors d’une même soirée est limité pour éviter les ragots.

La diffusion de la valse au-delà de Londres suit un chemin plus facile. Dans les villes industrielles du Nord, Manchester, Birmingham, Leeds, la bourgeoisie manufacturière et commerçante adopte la valse avec moins de réticences que l’aristocratie londonienne. Pour cette classe sociale dynamique et en ascension, la valse représente une forme de modernité culturelle qu’elle embrasse volontiers. Les assemblées et bals organisés par les guildes commerciales et les sociétés philanthropiques incluent régulièrement la valse dès les années 1820.
En Ecosse, où les traditions de danse sont différentes et où l’influence culturelle germanique est moins suspecte qu’en Angleterre, la valse s’impose plus rapidement. Les bals d’Edimbourg incluent la valse dès la fin des années 1810, et elle s’intègre naturellement au répertoire des country dances écossaises. L’Irlande connaît également une adoption relativement précoce de la valse, particulièrement à Dublin où la société aristocratique anglo-irlandaise suit les modes continentales avec attention.

valse londres

L’entrée triomphale de la valse en Russie

La Russie présente un contraste saisissant avec les réticences britanniques. Le tsar Alexandre Ier, présent au Congrès de Vienne de 1815 et personnellement séduit par la valse, devient un ardent promoteur de cette danse dès son retour à Saint-Pétersbourg. Cette caution impériale est décisive dans une société autocratique où les modes de la cour déterminent largement les pratiques de l’aristocratie.

Alexandre Ier ordonne que la valse soit introduite dans les bals de la cour impériale dès l’hiver 1815-1816. Les premiers bals où l’on valse au Palais d’Hiver provoquent un enthousiasme considérable parmi la jeune noblesse russe. L’aristocratie russe, traditionnellement francophile et très attentive aux modes européennes, adopte cette nouveauté avec une rapidité surprenante. En quelques saisons, la valse devient la danse dominante dans les bals de Saint-Pétersbourg et Moscou. Cette adoption rapide s’explique par plusieurs facteurs. D’abord, la noblesse russe a toujours été ouverte aux influences culturelles occidentales, particulièrement depuis les réformes de Pierre le Grand. L’idée d’une danse venue d’Europe centrale ne soulève pas les résistances nationalistes qu’elle peut provoquer ailleurs. De plus, la société aristocratique russe, avec ses hivers longs et rigoureux, a développé une intense vie sociale intérieure organisée autour des bals et soirées dansantes. La valse s’intègre naturellement dans ce contexte.

La vitesse et l’exubérance de la valse semblent aussi correspondre à un certain tempérament de la noblesse russe, souvent caractérisée par ses excès et sa passion. Les contemporains notent que la valse russe se distingue par son intensité, sa rapidité, son caractère presque débridé. Les couples tourbillonnent avec une fougue qui impressionne les visiteurs occidentaux. Cette appropriation spécifiquement russe de la valse en fait quelque chose de légèrement différent du modèle viennois original.

La littérature russe témoigne abondamment de l’importance de la valse dans la vie sociale aristocratique. Pouchkine, dans « Eugène Onéguine », évoque les bals où l’on valse comme des moments cruciaux de la sociabilité nobiliaire. Le bal où Tatiana rencontre Onéguine à Saint-Pétersbourg est structuré autour de la valse, danse qui permet les rapprochements, les conversations, les jeux de séduction. Lermontov, Tolstoï, Tourgueniev, tous les grands auteurs du XIXème siècle russe incluent des scènes de valse dans leurs œuvres, témoignant de l’omniprésence de cette danse dans le monde qu’ils dépeignent.

Tolstoï, dans « Guerre et Paix », offre peut-être la description la plus célèbre d’une valse dans la littérature russe, lorsque Natacha Rostova danse pour la première fois à son premier bal. Cette scène capture l’émotion, l’excitation et la dimension presque magique que la valse peut revêtir pour une jeune fille entrant dans le monde. Plus tard, dans « Anna Karénine », la valse entre Anna et Vronsky lors du bal devient un moment de reconnaissance érotique chargé de signification, préfigurant leur liaison future. La valse se diffuse également au-delà de la capitale et de Moscou, atteignant les villes provinciales et même certains domaines ruraux de l’aristocratie. Les nobles propriétaires terriens organisent des bals dans leurs manoirs où la valse figure en bonne place, même si la qualité de l’exécution peut varier considérablement selon la distance des centres urbains et le degré de sophistication des participants. Cette diffusion provinciale de la valse contribue à créer une culture aristocratique russe relativement homogène dans ses pratiques sociales, transcendant les immenses distances géographiques de l’empire.

Moscou, plus traditionaliste et moins cosmopolite que Saint-Pétersbourg, accepte néanmoins la valse avec enthousiasme, quoique peut-être avec un léger décalage temporel. Les bals moscovites développent leur propre style, considéré comme plus chaleureux, moins guindé que ceux de la capitale impériale. La rivalité culturelle entre les deux villes s’exprime aussi dans des différences subtiles dans la pratique de la valse.
Les compositeurs russes intègrent rapidement la valse dans leur production musicale. Glinka écrit des valses pour ses opéras, établissant un modèle que suivront tous les compositeurs russes ultérieurs. Après 1850, Tchaïkovski deviendra le maître incontesté de la valse dans la musique russe, composant des valses d’une beauté mélodique exceptionnelle pour ses ballets et symphonies. Sa valse dans « La Belle au bois dormant » ou celle du « Lac des cygnes » représentent des sommets de l’art de la valse, égalant et peut-être surpassant même les créations viennoises dans leur richesse émotionnelle et leur sophistication orchestrale.

almack's 1820

L’Italie entre tradition et modernité

L’Italie, fragmentée politiquement en multiples Etats avant son unification, connaît une diffusion différenciée de la valse selon les régions. Le nord de la péninsule, particulièrement les territoires sous domination ou influence autrichienne comme la Lombardie-Vénétie, adopte naturellement la valse très tôt. Milan et Venise, capitales de ces régions, sont directement exposées à l’influence culturelle viennoise et la valse y pénètre dès les années 1815-1820 sans rencontrer de résistances majeures.

La situation est différente dans les Etats du centre et du sud. Rome, sous le gouvernement pontifical, maintient une atmosphère sociale conservatrice où les nouvelles danses sont regardées avec suspicion. Les autorités ecclésiastiques voient dans la valse un danger moral et tentent à plusieurs reprises de la restreindre ou de l’interdire lors des bals du carnaval romain. Ces tentatives se heurtent à l’enthousiasme de la jeunesse aristocratique romaine qui découvre la valse à travers les visiteurs étrangers affluant dans la Ville Eternelle lors du Grand Tour.
Naples et le royaume des Deux-Siciles présentent un cas particulier. La cour napolitaine, restaurée sous les Bourbons après la chute de Murat en 1815, maintient une étiquette assez traditionnelle. Cependant, la société napolitaine, réputée pour son hédonisme et sa vitalité, adopte rapidement la valse dans les bals privés et publics. La valse napolitaine acquiert des caractéristiques locales, intégrant parfois des éléments des danses populaires du sud de l’Italie, créant des hybridations intéressantes.

Florence et la Toscane, sous le règne relativement libéral des Grands-Ducs, accueillent favorablement la valse. La société florentine, moins rigide que celle de Rome, intègre cette nouveauté dans sa vie sociale raffinée. Les salons aristocratiques et intellectuels de Florence deviennent des lieux où la valse se pratique dans un contexte de conversation culturelle sophistiquée. Turin et le royaume de Piémont-Sardaigne, qui jouera un rôle central dans l’unification italienne, adopte également la valse assez précocement. La cour de Turin, bien que conservatrice dans beaucoup de domaines, suit les modes européennes et introduit la valse dans ses bals officiels dès les années 1820.
Ce qui frappe dans le cas italien, c’est la coexistence de la valse avec une tradition chorégraphique locale très riche. Contrairement à d’autres pays où la valse tend à supplanter les danses anciennes, en Italie elle s’ajoute à un répertoire déjà varié sans nécessairement le remplacer. Les bals italiens du milieu du XIXème siècle présentent souvent une alternance entre valses, contredanses traditionnelles et danses spécifiquement italiennes, créant un mélange cosmopolite caractéristique de la culture italienne.

Les compositeurs italiens, principalement concentrés sur l’opéra, intègrent néanmoins la valse dans leurs œuvres lyriques. Verdi utilise la valse dans plusieurs de ses opéras, notamment dans « La Traviata » où la fête chez Violetta commence par une valse brillante qui établit l’atmosphère de plaisir et de légèreté apparente avant le drame. Cette utilisation dramaturgique de la valse comme marqueur d’une certaine atmosphère sociale devient courante dans l’opéra italien de la seconde moitié du XIXème siècle.

milan la scala

La péninsule ibérique et ses particularités

L’Espagne et le Portugal présentent des cas de résistance partielle suivie d’adoption sélective. La société ibérique du début du XIXème siècle, profondément marquée par le catholicisme et des structures sociales traditionnelles fortes, regarde la valse avec suspicion. Les guerres napoléoniennes ont également laissé dans la péninsule ibérique une méfiance envers tout ce qui vient du nord de l’Europe.

A Madrid, la cour royale espagnole, restaurée après la chute de Joseph Bonaparte, maintient un protocole très traditionnel où les danses espagnoles classiques dominent. La valse pénètre lentement, d’abord dans les cercles aristocratiques les plus cosmopolites, ceux qui entretiennent des liens étroits avec les cours européennes. Les ambassadeurs et diplomates espagnols revenus de Vienne introduisent la valse dans leurs salons privés, mais elle reste longtemps confinée à une élite très restreinte.

L’Espagne possède une tradition de danse extrêmement riche et diversifiée, des danses nobles comme le fandango aux multiples danses régionales. Cette richesse chorégraphique crée une situation où la valse doit trouver sa place parmi de nombreuses concurrentes, contrairement à d’autres pays où le répertoire de danses aristocratiques était plus limité. La valse ne s’impose vraiment en Espagne que dans les années 1830-1840, et même alors, elle coexiste avec des formes de danse spécifiquement espagnoles plutôt que de les supplanter.
Paradoxalement, cette adoption tardive et partielle de la valse en Espagne n’empêche pas les compositeurs espagnols de s’intéresser à cette forme. Les zarzuelas, opérettes espagnoles qui connaissent un grand succès au milieu du XIXème siècle, incluent parfois des valses, démontrant que la forme musicale de la valse s’est naturalisée même si la pratique chorégraphique reste moins universelle qu’ailleurs en Europe.

Au Portugal, la situation est similaire. Lisbonne, capitale d’un empire maritime déclinant mais conservant des liens avec le reste de l’Europe, adopte progressivement la valse dans les années 1820-1830. La cour portugaise, touchée par les bouleversements politiques de l’époque et l’installation de la famille royale au Brésil pendant plusieurs années, est moins influente dans la définition des modes sociales. C’est davantage la bourgeoisie commerciale de Lisbonne et Porto qui adopte la valse comme marqueur de modernité et d’ouverture vers l’Europe du Nord.

waltz in the palace

L’arrivée de la valse en Europe centrale et orientale

Les pays d’Europe centrale et orientale, culturellement proches de l’Autriche ou politiquement liés à la Russie, adoptent généralement la valse avec facilité. La Pologne, dont l’aristocratie partage beaucoup de traits culturels avec la noblesse russe et autrichienne, intègre rapidement la valse dans sa vie sociale. Varsovie, malgré sa situation politique difficile après les partages et l’incorporation au sein de l’Empire russe, maintient une vie culturelle active où la valse occupe une place importante.

Chopin, compositeur polonais formé à Varsovie puis installé à Paris, écrira certaines des plus belles valses du répertoire pour piano. Ses valses, tout en respectant la forme et le rythme de base de la danse, la transcendent pour en faire des pièces de concert d’une profondeur poétique remarquable. La mélancolie slave semble imprégner ses valses, leur donnant une coloration émotionnelle distincte des valses viennoises plus légères et insouciantes. La Hongrie, intégrée à l’Empire autrichien, adopte naturellement la valse tout en maintenant ses propres traditions de danse, particulièrement le csárdás. Les bals hongrois du XIXème siècle alternent typiquement entre valses et csárdás, créant un dialogue entre la forme importée de Vienne et la tradition nationale. Liszt composera des valses brillantes pour piano, démontrant la maîtrise hongroise de cette forme musicale.

La Bohême, autre territoire de l’Empire autrichien avec une forte identité culturelle propre, accueille la valse avec enthousiasme. Prague développe une vie musicale intense où la valse joue un rôle central. Les compositeurs tchèques, de Smetana à Dvořák, écriront des valses intégrant parfois des éléments du folklore tchèque, créant des synthèses originales entre la forme viennoise et les traditions locales.
Les pays scandinaves présentent des cas intéressants de diffusion retardée mais finalement complète. La Suède et le Danemark, monarchies constitutionnelles avec des cours royales actives, adoptent la valse dans les années 1820-1830. Stockholm et Copenhague développent leurs propres traditions de bals où la valse s’intègre progressivement. La distance géographique de Vienne et les spécificités culturelles nordiques créent des variantes locales de la valse, souvent légèrement plus lentes et plus mesurées que l’original autrichien.
La Norvège, encore unie au Danemark puis à la Suède pendant la majeure partie du XIXème siècle, connaît une diffusion de la valse principalement à travers Christiania (aujourd’hui Oslo), la capitale. Grieg composera des valses pour piano qui, comme celles de Chopin, transcendent la simple fonction de musique de danse pour devenir des pièces de concert à part entière.

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