L’évolution de la valse après 1850

Les années 1850 marquent un tournant dans l’histoire de la valse. Après quatre décennies de diffusion et de consolidation à travers l’Europe, la valse entre dans une phase nouvelle où elle atteint simultanément son apogée artistique et commence à se transformer sous l’effet de changements sociaux, technologiques et culturels profonds. Cette période voit la valse se cristalliser en forme classique tout en se diversifiant en multiples variantes, s’industrialiser tout en atteignant des sommets de raffinement artistique, devenir patrimoine tout en continuant à évoluer.

L’ère Johann Strauss II : l’apogée de la valse viennoise

Les années 1850-1890 sont dominées par la figure de Johann Strauss II qui, après la mort de son père en 1849, règne sans partage sur la valse viennoise. Cette période représente l’âge d’or absolu de la valse en tant que forme musicale et pratique sociale. Strauss fils ne se contente pas de perpétuer l’héritage paternel, il transforme radicalement la valse en une forme musicale d’une sophistication sans précédent.

Ses compositions deviennent progressivement plus complexes, plus longues, plus riches harmoniquement. La structure de ses valses s’élargit : après une introduction parfois substantielle qui peut évoquer des atmosphères variées, il enchaîne cinq ou six valses différentes, chacune avec son caractère propre, avant de conclure par une coda brillante qui reprend et développe les thèmes principaux. Ces œuvres peuvent durer quinze à vingt minutes, transformant la valse en véritable poème symphonique. Des chefs-d’œuvre comme « Le Beau Danube bleu » (1867), « Histoires de la forêt viennoise » (1868), « Les Valses de Vienne » (1867) ou « L’Empereur » (1889) atteignent une perfection formelle et une richesse mélodique qui en font des pièces de concert à part entière, bien au-delà de leur fonction originelle de musique de danse.
L’orchestration de Strauss se fait également plus riche et plus colorée. Il exploite toutes les ressources de l’orchestre symphonique, créant des textures sonores chatoyantes, des dialogues subtils entre les instruments, des effets de timbres recherchés. Ses valses deviennent des tableaux sonores évoquant la vie viennoise, la nature, les fêtes, les émotions intimes. Cette dimension programmatique, suggérée par les titres et développée par la musique elle-même, rapproche la valse du poème symphonique, genre alors en plein essor avec Liszt et ses successeurs.

Strauss jouit d’une célébrité internationale extraordinaire. Ses tournées triomphales le mènent dans toutes les capitales européennes et même aux États-Unis où il dirige en 1872 des concerts monstres lors de l’exposition de Boston devant des dizaines de milliers de spectateurs. Ces tournées ne sont plus seulement des occasions de diffuser la valse viennoise, mais de véritables événements culturels où Strauss apparaît comme l’ambassadeur d’une certaine idée de Vienne, incarnation de l’élégance, de la joie de vivre et du raffinement artistique.
Ses frères Josef et Eduard Strauss contribuent également au répertoire avec leurs propres compositions. Josef, particulièrement, écrit des valses d’une grande qualité comme « Les Sphères musicales » ou « Dynamiden » qui rivalisent avec celles de son frère aîné. Cette concentration de talents dans une même famille crée une véritable dynastie musicale qui domine la scène viennoise et européenne pendant toute la seconde moitié du XIXème siècle.

johann strauss II

L’intégration dans la haute culture musicale

Une évolution majeure de cette période est l’acceptation définitive de la valse par la musique « sérieuse » et son intégration dans les formes musicales les plus nobles. Les grands compositeurs symphoniques et lyriques cessent de regarder la valse comme un genre mineur et l’incorporent pleinement dans leurs œuvres majeures.

Berlioz avait ouvert la voie avec la « Valse des sylphes » dans sa « Damnation de Faust » (1846), mais c’est surtout après 1850 que ce mouvement s’amplifie. Gounod intègre des valses dans ses opéras, notamment le célèbre « Valse de Faust » qui devient un standard du répertoire. Verdi utilise la valse de manière dramaturgique dans plusieurs de ses opéras : la scène de la fête dans « La Traviata » (1853) commence par une valse qui établit l’atmosphère de plaisir superficiel du demi-monde parisien où évolue Violetta.

Tchaïkovski élève la valse à des sommets artistiques dans ses ballets. Les valses de « La Belle au bois dormant » (1890), du « Lac des cygnes » (1876) et de « Casse-Noisette » (1892) sont parmi les plus belles jamais composées, combinant la grâce mélodique de Strauss avec la richesse orchestrale de la symphonie romantique russe. Ces valses ne sont plus de simples accompagnements de danse mais des pièces symphoniques dramatiques exprimant des émotions complexes et soutenant l’action chorégraphique. Dans ses symphonies, Tchaïkovski intègre également des mouvements de valse, notamment dans sa Cinquième Symphonie (1888) dont le troisième mouvement est une valse mélancolique d’une profondeur émotionnelle remarquable. Cette inclusion de la valse dans la symphonie, forme la plus élevée de la musique instrumentale, consacre définitivement sa légitimité artistique.

Brahms, compositeur austère et classicisant par excellence, compose plusieurs séries de valses, dont les « Liebeslieder Walzer » pour quatuor vocal et piano (1869 et 1874) qui démontrent qu’un compositeur attaché aux formes classiques les plus rigoureuses peut trouver dans la valse un véhicule d’expression musicale profond. Sa célèbre anecdote avec Strauss, à qui il écrit sur un éventail les premières mesures du « Beau Danube bleu » en ajoutant « Malheureusement pas de Johannes Brahms », témoigne de l’admiration que même les compositeurs les plus « sérieux » portent au génie mélodique de Strauss.

orchestre XIXème siècle

La transformation des espaces et des pratiques

Les années 1850-1890 voient également une transformation importante des lieux et des modalités de pratique de la valse. Les salles de bal deviennent de plus en plus grandes et somptueuses. A Vienne, l’ouverture du nouveau bâtiment de la Musikverein en 1870 et surtout celle de l’Opéra impérial en 1869 créent des espaces prestigieux pour les grands bals officiels. Ces édifices, construits dans le style historiciste de la Ringstrasse, le nouveau boulevard monumental de Vienne, témoignent de l’importance sociale et culturelle accordée à la valse et aux bals.
Dans toute l’Europe, les capitales se dotent de grandes salles de bal. À Paris, les bals de l’Opéra sous le Second Empire (1852-1870) atteignent un faste inégalé. Ces bals masqués où se mêlent toutes les classes sociales, de l’aristocratie à la demi-monde, deviennent légendaires. Offenbach, roi de l’opérette parisienne, compose des valses brillantes qui rivalisent avec celles de Strauss. Sa « Valse de l’or » ou les valses de « La Vie parisienne » capturent l’esprit hédoniste du Second Empire, plus léger et plus ironique que la nostalgie viennoise.

Londres, Saint-Pétersbourg, Berlin, toutes les grandes villes développent leurs propres temples de la valse. L’architecture de ces lieux évolue pour mieux servir la danse : parquets en bois spécialement conçus pour faciliter la glisse, systèmes d’éclairage de plus en plus sophistiqués avec l’arrivée du gaz puis de l’électricité, systèmes de ventilation pour rafraîchir les danseurs, décors somptueux créant une atmosphère de féerie.

La pratique même de la valse continue d’évoluer. Le tempo tend à s’accélérer encore, particulièrement à Vienne où la « Wiener Walzer » devient de plus en plus rapide et virtuose. Cette accélération exige une technique de danse de plus en plus élaborée. Les académies de danse se multiplient et se professionnalisent, enseignant non seulement les pas de base mais aussi les subtilités du maintien, de la posture, du guidage pour l’homme et du suivi pour la femme. La valse devient une véritable discipline corporelle requérant des années de pratique pour être maîtrisée parfaitement.

La valse viennoise et les transformations sociales

Les décennies 1850-1890 sont marquées par des transformations sociales profondes qui affectent la pratique de la valse. L’urbanisation massive, l’industrialisation, l’expansion de la classe moyenne modifient radicalement la composition du public qui valse et les contextes dans lesquels on valse.

La bourgeoisie triomphante fait de la valse un de ses marqueurs culturels privilégiés. Savoir valser devient un élément essentiel de l’éducation bourgeoise, au même titre que savoir jouer du piano ou parler français. Les jeunes filles et garçons de bonne famille reçoivent des leçons de danse dès l’adolescence. Les bals bourgeois, organisés pour célébrer les mariages, les anniversaires, les succès professionnels, deviennent des rituels sociaux où se nouent des alliances matrimoniales et commerciales. La valse y joue un rôle central, permettant aux jeunes gens de se rencontrer dans un cadre contrôlé mais offrant néanmoins une certaine intimité.

Cette bourgeoisification de la valse modifie subtilement son caractère. La valse bourgeoise tend à être plus respectable, plus mesurée, plus codifiée que la valse aristocratique ou populaire. Les manuels de savoir-vivre se multiplient, établissant des règles précises : combien de fois un jeune homme peut inviter la même jeune fille lors d’une soirée, quelle conversation est appropriée pendant la valse, comment une jeune fille doit refuser poliment une invitation, quelle distance physique maintenir entre les partenaires. Cette codification reflète les anxiétés de la bourgeoisie concernant la respectabilité et les convenances.

Simultanément, la valse continue d’être pratiquée dans les classes populaires urbaines. Les guinguettes parisiennes, les Biergarten berlinois, les tavernes viennoises offrent des bals populaires où ouvriers et artisans valsent le dimanche et les jours de fête. Ces valses populaires conservent souvent un caractère plus spontané, moins contraint par l’étiquette que dans les bals bourgeois. Les orchestres y sont plus modestes, parfois réduits à quelques musiciens, mais l’enthousiasme n’en est pas moindre.
Cette coexistence de la valse à tous les niveaux de la société crée une situation intéressante où une même pratique culturelle traverse verticalement toutes les classes sociales. Un aristocrate viennois, un banquier parisien, un ouvrier berlinois valsent selon les mêmes principes de base, même si les contextes, les codes sociaux et le degré de raffinement diffèrent considérablement. Cette transversalité sociale de la valse est relativement unique dans l’histoire culturelle du XIXème siècle.

salle de bal

Les innovations techniques et l’industrialisation de la musique

Les progrès technologiques de la seconde moitié du XIXème siècle transforment également l’univers de la valse. L’amélioration des techniques d’impression musicale rend les partitions beaucoup plus accessibles et moins coûteuses. Les valses de Strauss sont publiées immédiatement après leur création et distribuées dans toute l’Europe. Les familles bourgeoises possédant un piano peuvent désormais jouer chez elles des arrangements de ces valses, familiarisant un public toujours plus large avec ce répertoire.

L’invention du phonographe par Edison en 1877 ouvre des perspectives révolutionnaires, même si la technologie reste primitive dans les premières décennies. Dès les années 1890, on commence à enregistrer des valses, permettant pour la première fois la reproduction mécanique de cette musique. Ces premiers enregistrements sont de qualité médiocre et ne peuvent capturer la richesse d’un grand orchestre, mais ils préfigurent une transformation radicale de la diffusion musicale qui s’épanouira pleinement au XXème siècle.

Les améliorations dans la facture instrumentale jouent également un rôle. Le perfectionnement du piano, avec des cadres en métal permettant une tension des cordes plus forte et donc un volume sonore accru, rend cet instrument de plus en plus présent dans les foyers bourgeois. Les valses arrangées pour piano deviennent un répertoire privilégié des amateurs, contribuant à la diffusion massive de cette forme musicale. L’expansion des chemins de fer facilite considérablement les tournées des orchestres. Strauss et ses rivaux peuvent désormais se produire dans de nombreuses villes en quelques semaines, là où auparavant de tels déplacements auraient pris des mois. Cette mobilité accrue des musiciens contribue à l’homogénéisation du goût musical européen et au maintien de la valse viennoise comme référence dominante malgré l’émergence de styles locaux.

Les variantes nationales et régionales de la valse

Tout en reconnaissant la suprématie de la valse viennoise comme modèle, chaque région d’Europe développe ses propres variantes et ses propres traditions. En France, la valse parisienne se distingue par un tempo généralement plus modéré et une élégance différente de la fougue viennoise. Les compositeurs français d’opérette, menés par Offenbach puis Lecocq et Audran, créent un style de valse français caractérisé par une certaine légèreté ironique, une élégance piquante qui reflète l’esprit parisien.

La valse musette, qui émerge à Paris à la fin du XIXème siècle dans les bals populaires de Montmartre et Belleville, représente une créolisation fascinante de la valse avec les traditions musicales des immigrés auvergnats qui jouent de l’accordéon. Cette valse musette, plus lente que la valse viennoise, avec son caractère nostalgique et populaire, deviendra au XXème siècle un des symboles de l’identité parisienne populaire.
En Russie, la valse acquiert des caractéristiques spécifiques. Les compositeurs russes lui confèrent souvent une dimension mélancolique, une profondeur émotionnelle qui reflète la sensibilité slave. Les valses de Tchaïkovski, Glazounov, Rachmaninov possèdent une qualité lyrique intense, presque tragique parfois, qui les distingue nettement de l’insouciance viennoise. Cette valse russe devient un genre à part entière, reconnaissable à ses harmonies riches, ses mélodies expansives et son caractère passionné.

En Espagne et en Amérique latine, la valse se métisse avec les rythmes et mélodies locales, donnant naissance à des formes hybrides. La valse péruvienne, qui se développe pleinement à la fin du XIXème siècle, intègre des éléments de la musique créole péruvienne, créant un genre distinct avec son propre caractère, ses propres conventions. De même, au Mexique, la valse mexicaine développe des particularités mélodiques et harmoniques qui la distinguent de son modèle européen tout en conservant la structure rythmique de base. Ces variantes nationales et régionales témoignent de la capacité de la valse à s’adapter aux différents contextes culturels tout en maintenant une identité reconnaissable. Cette flexibilité explique en partie sa longévité et sa diffusion géographique exceptionnelle.

valse musette

La valse viennoise et l’opérette

Un développement crucial pour l’évolution de la valse après 1850 est son intégration dans l’opérette, genre théâtral musical qui connaît un succès phénoménal dans la seconde moitié du XIXème siècle. À Vienne, Johann Strauss II lui-même se lance dans la composition d’opérettes à partir des années 1870. « Die Fledermaus » (La Chauve-souris, 1874) devient rapidement un classique du répertoire mondial. Cette œuvre est saturée de valses, dont certaines parmi les plus belles jamais écrites. La valse n’y est plus simplement un intermède dansé mais devient un élément dramaturgique essentiel, exprimant les émotions des personnages et faisant avancer l’action.

« Der Zigeunerbaron » (Le Baron tzigane, 1885) et « Eine Nacht in Venedig » (Une nuit à Venise, 1883) confirment le génie de Strauss pour l’opérette et la place centrale qu’y occupe la valse. Ces œuvres créent un modèle de l’opérette viennoise où la valse est omniprésente, devenant presque synonyme du genre lui-même.

À Paris, Offenbach avait déjà intégré la valse dans ses opérettes avec génie. « La Belle Hélène » (1864), « La Vie parisienne » (1866), « La Périchole » (1868) contiennent des valses brillantes qui deviennent des succès populaires instantanés. L’opérette devient ainsi un vecteur majeur de diffusion de la valse auprès d’un public très large, bien au-delà des cercles qui fréquentent les bals aristocratiques ou bourgeois.
Cette intégration de la valse dans l’opérette a des conséquences importantes. D’une part, elle contribue à populariser encore davantage cette forme musicale. Les mélodies des valses d’opérette sont sifflées dans les rues, jouées dans les cafés, chantées dans les foyers. D’autre part, elle transforme la valse en élément d’un langage théâtral, capable de porter des significations dramatiques et émotionnelles complexes. La valse n’est plus seulement une danse ou une pièce de concert, elle devient un outil narratif.

offenbach

Le déclin relatif et la concurrence de nouvelles danses

Paradoxalement, alors même que la valse atteint son apogée artistique avec Strauss et son intégration complète dans la haute culture musicale, elle commence à faire face à une concurrence croissante de nouvelles danses venues principalement d’Amérique. Les années 1880-1890 voient l’arrivée en Europe des danses comme le cake-walk, précurseur du ragtime, qui apportent de nouveaux rythmes syncopés et une énergie différente de la valse.

Le boston, danse de couple américaine introduite en Europe dans les années 1890, commence à concurrencer la valse dans les bals mondains. Plus lent que la valse viennoise, moins virtuose, le boston séduit par sa relative facilité et son caractère plus intime encore que la valse. Cette concurrence annonce les transformations majeures du début du XXème siècle lorsque le tango, puis le jazz et ses danses associées bouleverseront radicalement l’univers de la danse de salon.

Dans ce contexte de concurrence émergente, la valse commence être regardée comme un « classique » du bal, a ne plus être perçue comme la danse moderne et audacieuse qu’elle était en 1815. Cette reconnaissance assure sa diffusion durable, mais elle contribue aussi à la figer dans des formes codifiées, moins ouvertes à l’innovation que lors de son âge d’or.

La valse, à la veille de la Première Guerre mondiale, se trouve ainsi dans une position paradoxale : techniquement perfectionnée, artistiquement accomplie, socialement établie, mais déjà perçue par certains comme appartenant à un monde révolu, symbole d’un XIXème siècle qui s’achève plutôt que du XXème siècle qui commence. Cette tension entre accomplissement et dépassement, entre tradition vivante et patrimoine fossilisé, caractérise la valse au tournant du siècle et préfigure son évolution au XXème siècle, où elle survivra et se transformera encore, mais sans jamais retrouver la centralité culturelle et sociale qui fut la sienne pendant le long XIXème siècle.

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