Salsa Rueda de casino
Origines et racines de la Rueda de Casino
La Rueda de Casino naît à la Havane au milieu du XXème siècle, dans les clubs privés appelés « casino », d’où son nom. Vers 1955-1956, dans les célèbres « casinos deportivos » (Casino Deportivo, Casino de la Playa, etc…), on danse alors à Paris-Playa et au Miramar un cocktail des rythmes cubains en vogue : son, mambo, cha-cha-cha, guaracha ou rumba. Sur la piste, un pas de base simple et debout, dérivé du son cubain, prend forme. Il est différent des pas de salsa linéaire : on danse plutôt « sur le temps » que sur le contretemps.
Ces milieux cubains privilégiés ont voulu innover en combinant la chorégraphie des danses en cercle (héritée des contradanzas européennes) avec l' »air du temps » musical. En effet, dès le XVIIIème siècle, les danses populaires d’origine européenne (contredanse anglaise, contredanse française, minuet) ont été introduites à Cuba par l’élite coloniale. Les danses en ronde, les formations en lignes ou doubles rangées sont devenues courantes dans les bals de société. Les danseurs cubains ont naturellement mêlé ce fond européen à leur riche héritage africain : rythmes yoruba et conga, pas de rumba guaguancó ou bata, inventivité des anciens esclaves d’Annobón (Afrique équatoriale). Certains chercheurs évoquent que la célèbre danse « Tombo-Loso » apportée par des esclaves d’Annobón et le Cumbé (ancêtre de la cumbia) ont inspiré cette pratique en groupe. Ainsi, la Salsa Rueda de Casino est portée par cette double influence : les cadences syncopées et le swing du jazz et du rock américain (rappelez-vous le pas pa’ti pa’mi du rock’n’roll dans les tournées cubaines), mêlés aux pas marqués sur la clave du Son.
Dans ce contexte bouillonnant, des danseurs débrouillards font rapidement naître l’idée de danser ensemble en cercle. Ils désignent un meneur qui, en criant les noms des figures à exécuter (« paseala ! », « enchufla ! », « dile que no ! », etc…), dicte le mouvement. Chacun, à chaque appel, doit réaliser la figure correcte puis changer de partenaire. La Rueda de Casino se détache alors des danses traditionnelles par son caractère collectif et improvisé : les enchaînements de pas sont souvent créés spontanément, chaque danseur pouvant inventer de nouvelles passes. Par exemple, le pas de base lui-même porte plusieurs noms (« casino », « guapea », « pa’ti pa’mi ») selon les régions et les groupes. Les premières passes de rueda furent simples, ir al medio (aller au milieu), ir arriba, ir abajo puis se sont multipliées à l’infini (plus de 300 aujourd’hui). Les historiens soulignent que les musiciens de l’époque (comme Benny Moré) s’amusaient déjà à baptiser et improviser des pas quand ils jouaient devant les danseurs du Casino Deportivo de La Havane.
Ainsi, entre 1950 et 1960, la salsa de style Casino naît dans ces clubs huppés de La Havane. Les jeunes membres de l’élite cubaine blanche adoptent ce style « en roue » lors de fêtes privées. Mais très vite, cette danse de salon sort des villas cossues pour gagner la rue et les carnavals. On rapporte qu’en 1959, la comparsa (groupe carnavalesque) des « Guaracheros de Regla » développa de nouvelles figures spectaculaires sur la musique du Casino, grâce à son chorégraphe Jorge Alfaro. La comparaison avec la bataille des carnavals de Cuba est évidente : la Rueda de Casino apparaît en même temps qu’une fusion des musiques et danses urbaines les plus festives. C’est l’époque où Cuba vibre au rythme de Benny Moré, Celia Cruz, la Sonora Matancera et où même le rock américain (« Elvis en cha-cha ») influence les pas.
Les évolutions de la salsa Rueda de Casino
La trajectoire de la Rueda de Casino suit les soubresauts de l’histoire cubaine. Après 1959, avec la Révolution cubaine, les « casinos » privés sont pour beaucoup transformés en clubs ouvriers ou nationalisés. Les danses de la haute société deviennent accessibles à tous. Les « círculos sociales obreros », clubs de travailleurs et de jeunes, ouvrent leurs portes à la culture cubaine. S’ensuit dans les années 1960 un âge d’or du Casino et de sa rueda. Les bals populaires (« bailes de salón ») se multiplient lors des après-midi dansants du samedi et du dimanche. La Rueda de Casino se pratique alors dans chaque quartier : chaque cercle social ou école a sa propre « rueda », souvent baptisée du nom de son meneur. La plus fameuse fut la Rueda del Patricio, menée par Rosendo « Patricio » González. Elle rassemblait jusqu’à une centaine de couples, exigeant que « quien se equivoca sale » (celui qui se trompe sort). D’autres roda étaient modestes mais tout aussi enthousiastes, dans les salles comme dans les clubs de plage (Cristino Naranjo, La Concha, La Puntilla, etc.), voire dans les grands cabarets : le Salón Mambí du Tropicana ou le Rosado de La Tropical voyaient les couples du monde entier pratiquer le casino et la rueda sur scène et en piste.
Dans ce bouillonnement des années 60, la musique cubaine elle-même se transforme : des orchestres comme Conjunto Casino, Elio Revé Matos ou Juan Formell créent de nouveaux morceaux pensés pour danser le Casino. La Rueda apporte ainsi un dynamisme à la salsa naissante, car elle pousse les danseurs à être toujours plus créatifs et énergiques pour suivre le rythme d’orchestres enfiévrés. La télévision joue également un rôle : à partir de 1979, le célèbre programme Para Bailar diffuse des concours de danse où apparaît le Casino et la Rueda, popularisant des figures précises (Ir al medio, Adiós Cocodrilo…) dans toute l’île.
Cependant, à la fin des années 1960 et dans les années 70, le casino de rue connaît des défis : des danses nouvelles, comme le Mozambique ou le Pilón, font fureur, et les boîtes de nuit comme la Concha vibrent à la timba naissante. Les jeunes se tournent parfois vers des danses plus solitaires (le despelote, improvisation intense sur du timba ou du cha-cha-cha) ou vers le reggaetón dans les années 1990. Le Casino Rueda n’est plus au centre de la scène cubaine underground. Mais il continue de vivre et d’évoluer : en coulisse, les danseurs inventent toujours des variations. Chaque mouvement de la Rueda peut être transformé : l’enchufla simple devient enchufla doble, enchufla con alarde… Au lieu d’un groupe fixe de figures, la rueda s’organise désormais en niveaux (basique, intermédiaire, avancé) avec des passes toujours plus complexes.
Dans les années 1980 et 90, la salsa cubaine gagne cependant le monde extérieur. En partie grâce à l’exil de nombreux Cubains à Miami et ailleurs, le Casino style s’installe aux États-Unis (avec un courant dit « Miami style ») et, dans les années 1990, on assiste à un boom de la danse salsa dans le monde. En parallèle, la fin de l’isolement cubain attire les touristes désireux d’apprendre la danse traditionnelle : Cuba crée des Casas de la Música où figurent souvent des cours de salsa et de rueda. Des maîtres des « vieilles roues » (Les Fundadores) comme Rosendo González continuent d’enseigner aux visiteurs.
Ce renouveau mondial s’accompagne d’initiatives collectives célèbres : par exemple, en août 2007, à Santiago de Cali (Colombie), 1 000 couples ont formé une gigantesque rueda de casino homologuée Guinness. Ce record fut battu en juin 2009 par une rueda de 1027 couples à l’Université des Sciences Informatiques de Cuba, et encore en 2014 en Grèce (1102 couples). En 2014 et 2017, des flashmobs internationaux ont été organisés : des milliers de danseurs dans 67 pays et plus de 200 groupes ont dansé la même figure de rueda simultanément. Même récemment, en 2024, le projet cubain Retomando el son bailando casino a réuni 2964 personnes dans plus de 80 communes de Cuba pour célébrer collectivement la rueda.
Durant toutes ces années, la Rueda de Casino a continué d’évoluer tout en conservant son essence sociale : une danse où le plaisir et la créativité de groupe priment. Là où certains styles de salsa suivent rigoureusement la musique, la rueda intègre aussi des improvisations vocales et gestuelles empruntées au répertoire afro-cubain. Les meneurs de rueda contemporains (parfois appelés directeur ou Madre) n’hésitent pas à faire des signes ou même à chanter les appels, perpétuant la tradition où chaque figure a un nom évocateur. La transmission s’est faite oralement : au fil du temps, chaque école ou ville de Cuba a développé son propre vocabulaire de passes. Même le pas de base change de nom (casino, pa’ti pa’mí, abre y cierra…) selon les endroits.
Arrivée en France et diffusion
En France, la Salsa cubaine, et donc la Rueda de Casino, arrivent assez tardivement. Ce n’est qu’à partir des années 1990 que la vague salsa, jusque-là dominée par les courants portoricains et new-yorkais, intègre pleinement la culture cubaine. Plusieurs facteurs expliquent cet engouement : l’installation de quelques exilés cubains, le retour au goût de danses sociales et sensuelles après la décennie 1980, et l’organisation des premiers festivals latinos. On doit ainsi aux amateurs français la découverte progressive de la « rueda ».
Au début des années 2000, les premières écoles de salsa cubaine ouvrent leurs portes. Leurs professeurs, souvent formés à Cuba ou invités par des maestros cubains (José Torres, Rosendo González, Vanesa Monloir…), introduisent dans les cours cette danse en cercle. Très vite, la rueda séduit un large public : elle fait partie des cours dits ludiques ou intermédiaires, aux côtés des danses folkloriques (rumba, son) ou du style casino en couple.
Très régulièrement, des chorégraphes cubains font des tournées en France pour animer des workshops spécifiques de Rueda. Les festivals français de salsa en accueillent également : par exemple, le meeting de Bordeaux organise chaque année un « Festival international de Rueda de Casino » (échanges de figures, concours de teams), une fête qui attire des équipes du monde entier et décerne des prix de virtuosité. Des événements tels que les soirées Viernes Latinos à Paris, Toulouse Salsa Congress ou le festival Swing and Salsa de Lyon mettent souvent à l’honneur la rueda : compétitions, démonstrations de « rueda kids » ou de Tangueros Latinos (variantes mixtes) font partie du paysage.
Par ailleurs, la Rueda de Casino est enseignée dans les écoles de danse paysannes comme une spécialité typique cubaine. La plupart des professeurs qui proposent de la salsa cubaine incluent désormais quelques chansons en rueda dans le programme, et de nombreux aprèms dansants improvisés s’y transforment en cercles rieurs. Des associations amateurs se créent aussi : on trouve des « Rueda Latino » ou « Rueda Club » dans les principales villes françaises. En somme, la rueda, transmise par le bouche-à-oreille des passionnés, s’est incrustée durablement dans le paysage dansant français.
Popularité en France et à l’international
Aujourd’hui la Rueda de Casino jouit d’une popularité croissante en France comme à l’étranger.Paris, Toulouse, Lyon, Marseille, Bordeaux, Montpellier, Nantes, Strasbourg, Lille… toutes voient des cours hebdomadaires et des soirées dansantes où l’on tourne en circulo. A la fois technique (il faut mémoriser les figures) et festif (on rit de ses propres erreurs), la rueda attire un public varié, des étudiants aux quadras. Dans les écoles de danse, elle est souvent enseignée dès le niveau intermédiaire de salsa cubaine, parfois même en atelier intensif débutant pour casser la glace avec l’aspect collectif. Les danseurs français apprécient particulièrement cette dimension sociale : un pas doit être fait de manière synchrone avec 10, 20 ou 50 autres personnes, ce qui crée une osmose unique.
Plusieurs festivals français ont désormais une catégorie Rueda en compétition ou en show. Par exemple, les « French Salsa Masters » ou « Urban Rueda Fest » rassemblent des équipes qui tournent sur scène, parfois sur des musiques adaptées (beat Afro-Cuban, reggaeton latino). Des flash mobs « Rueda de Casino » ont même eu lieu dans des gares ou sur le pont Alexandre III, preuve de sa diffusion dans la culture populaire.
À l’international, la Salsa Rueda de Casino est aussi très présente. Aux Etats-Unis, le style « Miami Salsa » intègre régulièrement la rueda dans les clubs cubains de Miami et lors de réunions latines. En Colombie, on danse la rueda à Cali, ville mythique de la salsa, où des écoles de danse proposent la rueda cubana aux salseros locaux, et où fut battu le record mondial de couples. En Europe, l’Espagne et l’Italie comptent d’innombrables « Rueda clubs », et l’Allemagne, les Pays-Bas, la Russie ne sont pas en reste. Des compétitions de rueda existent en Hongrie et en Grèce (où le record des 1102 couples a été établi). Même en Japon ou en Chine on trouve des passionnés de rueda : Tokyo organise des événements mensuels, comme en témoigne le succès de vidéos de rueda sur les réseaux sociaux asiatiques.
La popularité de la rueda s’explique en partie par son esprit inclusif : toutes les nationalités peuvent apprendre ensemble, puisque les appels sont en espagnol universel mais les gestes sont visibles. De plus, la danse est entraînante : on brasse large sur la musique cubaine (son, salsa, timba), on crie, on rit, on se donne la main en formant et défaisant le cercle. Les échanges constant de partenaires accélèrent les rencontres dans une ambiance festive. Cette convivialité en fait un incontournable des congrès internationaux : à peu près tout festival de salsa d’envergure (New York Salsa Congress, Ibiza Salsa Festival, Korea Salsa Open, etc.) propose au moins un atelier de Rueda de Casino.
Aspects culturels et sociaux de la Rueda de Casino
La Rueda de Casino est indissociable de la musique cubaine. Typiquement, on la danse sur des morceaux de son, de salsa cubaine moderne ou de timba, où la clave binaire (ou clave son) rythme les pas. Les orchestrations font appel à de grands classique du répertoire cubain : des groupes comme La Sonora Matancera, Conjunto Casino, El Septeto Nacional, Adalberto Álvarez ou Los Van Van ont produit des chansons qui s’accompagnent bien du principe de la rueda. Par exemple, le morceau « Pa’l piso » de Paulito FG est souvent joué en rueda, tout comme « Dame » de Luis Henriquez ou « Arriba de la bola » de Manolín. Les chanteurs eux-mêmes se prêtent parfois au jeu, improvisant des phrases comme « ¡Dame, dale! » qui deviennent des appels naturels en rueda (« ¡dame! », « ¡dale! », « ¡pasealo! »). L’ambiance musicale est ainsi festive : de percussions latines et de trompettes entraînantes, elle invite à s’enthousiasmer.
Au-delà de la musique, la Rueda s’apparente à une véritable fiesta collective. On joue souvent la roue lors des grandes occasions : anniversaires, mariages, fêtes de quartier ou festivals. Les danseurs cubains la comparent volontiers à une célébration communautaire, où l’on « se passe la ronde » dans un esprit de partage. Dans la rueda, chaque participant a successivement plusieurs partenaires, on prend, on laisse, on accueille, ce qui symbolise l’ouverture d’esprit et le lien social. Cette rotation permanente aide à briser la glace : même les timides finissent par sourire sous la chaleur du mouvement. L’applaudissement collectif après chaque figure réussie renforce la cohésion. En général, l’ambiance est très bon enfant : on accepte l’erreur (dans certains groupes, l’erreur est même saluée d’une tape sur l’épaule ou d’une blague). Toutefois, l’expression « el que se pierde sale » (qui se trompe sort du cercle) rappelle qu’il faut tout de même un minimum de concentration pour que le jeu reste fluide.
Le rôle du meneur (madre) est central dans cette dynamique. Il est à la fois chef d’orchestre et animateur. Par ses appels vocaux (« ¡Enchufla! ¡Adentro! ¡Suéltala! ») et ses gestes de main, il oriente le groupe. Ce meneur doit connaître tant les pas classiques que des enchaînements inventés, et même improviser. Dans la rueda, chaque meneur a son style : certains chronométrent pour augmenter la vitesse, d’autres ajoutent des mouvements de bras fantaisistes, et certains jouent de leur voix, modulant l’appel comme un chant. Pour le public, c’est un spectacle : on suit des yeux le meneur pour anticiper la figure suivante, tout en dansant.
Culturellement, la rueda illustre l’esprit créatif de Cuba. On y retrouve l’accent mis sur le « sabor » (le goût, la saveur musicale) et le jeu coquin entre hommes et femmes, hérité du contexte afro-caribéen. Les hommes y sont parfois exagérément « machos » en posture, rappellent les rythmes guaguancó où le danseur « chasse » la danseuse, tandis que les femmes montrent leur attitude sensuelle, souple et précise. C’est un dialogue corporel permanent : les passants qui observent voient un va-et-vient de rires complices, de mouvements d’épaules ou de hanches, de regards malicieux. Ce n’est pas une danse codifiée où l’homme doit rester droit : au contraire, beaucoup d’espace est laissé à la fantaisie. Par exemple, après une figure annoncée, le couple peut décider de brièvement jammer, ce qu’on appelle le despelote, en se rapprochant en demi-cercle pour faire des isolations stylisées, avant de sortir du dos et de suivre l’appel suivant.
Sur le plan de la diversité, la Rueda de Casino s’inscrit dans une tradition d’échange entre styles de salsa. Elle se distingue clairement de la salsa portoricaine dite « On1 » (linéaire et très calée rythmiquement) ou de la salsa colombienne de Cali (où les tours des danseurs sont rapides). On la compare souvent à un mini-spectacle itinérant. Le leader appelle chaque mouvement par des noms espagnols, créant un petit chœur de danseurs qui chantent la rumba de la culture populaire. Toutefois, la rueda a aussi inspiré d’autres danses collectives : par exemple, on crée depuis les années 2000 la Rueda de Bachata (une ronde sur la bachata) ou même des variantes sur la kizomba. Mais ces émules ne sauraient éclipser le charme originel du Casino cubain.